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Un article d’Aurélie Leclercq-Vandelannoitte CNRS, IÉSEG School of Management, LEM UMR CNRS 9221: Depuis plusieurs années, le contexte est propice au développement du télétravail. Toutes les conditions semblent ainsi réunies pour une accélération de la pratique du télétravail dans les entreprises… Ainsi, dans un contexte normal, à condition qu’il soit bien pensé et bien accompagné, le télétravail peut être un sujet « gagnant-gagnant-gagnant » : à la fois pour l’employé, pour l’entreprise, et pour la société en général. 

L’épidémie de coronavirus accélère la mise en œuvre du télétravail, avec de nouveaux défis, enjeux, et problématiques.

Le contexte actuel est effectivement inédit, sans précédent. Des différences majeures existent avec les situations normales de télétravail et doivent être soulignées pour comprendre les spécificités de ce mode d’organisation dans la situation de crise que nous connaissons actuellement.

– En temps normal, le télétravail est un mode d’organisation du travail qui donne plus de liberté, d’autonomie, de flexibilité au collaborateur. C’est normalement une volonté du salarié (en accord avec son entreprise et sa hiérarchie) qui répond à des objectifs et des aspirations bien définis. Dans le cas présent, le télétravail n’est pas vraiment choisi (même si c’est bien sûr un moyen inestimable de se protéger) ; nous y sommes forcés, contraints par la situation, pour une durée longue et encore incertaine…

Cette organisation subie, et non choisie, peut s’avérer très difficile et problématique.

– Le télétravail peut être ressenti, paradoxalement, comme une perte de liberté (liée au confinement généralisé, vu comme un « grand enfermement »). D’autant plus que le télétravail, en temps normal, n’a lieu que ponctuellement, jouant ainsi pleinement son rôle émancipateur, libérateur, en permettant au collaborateur une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle, et en allégeant ses contraintes (de déplacement par exemple).

Ici, ce n’est plus le cas, le télétravail isole (c’est d’ailleurs l’une de ses vocations premières dans le contexte actuel).

– La situation actuelle met en exergue le manque de préparation dans la mise en œuvre du télétravail : le télétravail se prépare, se pense, s’apprend, et s’organise (tant du côté du manager que du managé). Ici, nous n’avons pas eu le temps.

La crise actuelle demande de la part de tous une adaptation extrêmement rapide. En temps normal, l’entreprise cherche à fixer des critères d’éligibilité clairs et transparents ; elle s’efforce de trouver le bon équilibre entre le nombre de jours passés en entreprise et ceux en télétravail (généralement en mode « alterné »). L’entreprise se donne également le temps de repenser ses modes de management. Dans le contexte actuel, le télétravail a été adopté à brûle-pourpoint, sans cette préparation initiale, à grande échelle, pour des collaborateurs qui n’y étaient pas forcément préparés, dans des entreprises qui ne l’avaient pas forcément expérimenté auparavant.

– La garde des enfants ne fait pas partie, en temps normal, du télétravail – normalement le télétravail n’est pas conciliable avec la garde d’enfants, ce sont deux activités totalement différentes, qui ne doivent, en temps normal, ni être confondues, ni mélangées.

Dans le cas présent, nous n’avons pas d’autre choix que de nous organiser ainsi, ce qui peut s’avérer extrêmement compliqué (surtout avec des enfants en bas âge). Les inconvénients et risques perçus du télétravail généralement avancés par les télétravailleurs relèvent du mélange entre « vie pro-perso ». Cette imbrication des temps personnels et professionnels, qui est naturellement complexe en temps normal, revêt une acuité particulière dans le contexte actuel, où le télétravail est beaucoup moins organisé, et où il n’y a pas de solution de repli pour la garde d’enfants.

– Il ne faut pas oublier non plus l’impact psychologique de cette crise sans précédent

Beaucoup de collaborateurs ressentent des difficultés à se concentrer et à être productifs, dans ce contexte qui est très anxiogène, source d’inquiétude et d’angoisse pour soi et ses proches, où on sait qu’un ennemi invisible existe, que l’on porte peut-être en soi, qui peut se déclencher à tout moment, et que l’on peut transmettre sans le savoir, avec des conséquences parfois (très) graves. C’est loin d’être anodin sur le bien-être, la motivation, l’envie, et l’engagement des collaborateurs.

Quelques conseils peuvent être mis en avant :

– Pour le collaborateur :

o Dans tout contexte de télétravail, il est primordial de maintenir une séparation, même symbolique, entre le travail et la vie personnelle et familiale (en termes de plages horaires et d’espaces de travail).

Cela nécessite de poser un cadre clair et de s’auto-discipliner : aménager correctement l’espace de travail, respecter les horaires de travail et le même rythme qu’au sein de l’entreprise, et faire comprendre à l’entourage (notamment aux enfants, s’ils sont en âge de le comprendre) que, même à domicile, le télétravailleur ‘travaille’.

o Il est important également de garder le contact avec son équipe, ses collègues (via les outils modernes de communication, à adapter en fonction du type de demande et de l’urgence de la situation ou de la requête).

Par exemple il peut être pertinent de décider, au sein d’une équipe, de se connecter à la même heure le matin, ne serait-ce que pour se saluer, prendre des nouvelles, et se fixer quelques objectifs individuels et collectifs. Il faut que les moyens d’être joints soient clairement identifiés – l’utilisation régulière des outils collaboratifs comme l’agenda partagé ou la messagerie instantanée peuvent par exemple renforcer à distance le lien social, le sentiment d’appartenance à une équipe et à une organisation. Ce maintien d’un lien, même virtuel, avec les collègues est essentiel.

o Avec des enfants (en bas âge notamment) : il est nécessaire (mais loin d’être facile) d’organiser le temps journalier en séparant clairement les activités, professionnelles et familiales.

Par nécessité certains moments doivent être dédiés à la famille, ne serait-ce que pour distraire les enfants, qui ont bien perçu l’anormalité de ce contexte et ressentent notre inquiétude, mais aussi pour assurer la continuité de leurs apprentissages ; d’autres moments en revanche doivent être réservés exclusivement au travail, sur des plages horaires et dans un espace clairement définis. C’est loin d’être un exercice facile, qui demande adaptation, écoute, communication et transparence. Mais beaucoup d’entre nous n’y étaient pas forcément préparés.

– Pour le manager :

o Le véritable enjeu du télétravail, c’est de gérer la « déspatialisation », c’est-à-dire la distance non seulement physique, mais surtout psychosociologique induite par le télétravail.

Pour le manager, il est primordial de veiller au sentiment d’isolement des collaborateurs et de s’assurer de leur bien-être, surtout dans le contexte actuel. Lors des grèves de décembre, les témoignages qui remontaient évoquaient un sentiment de lassitude, une baisse d’énergie, une perte d’engagement, un manque de contacts humains et le regret de la convivialité de l’entreprise. Gérer cette déspatialisation est donc primordial.

o Même si cela parait secondaire dans le contexte de gravité actuel, les modes de management classiques sont également appelés à évoluer – il est notamment recommandé au manager de s’intéresser aux progrès de chacun, sans micro-manager.

Le télétravail requiert une « nouvelle philosophie » qui doit amener l’organisation à repenser son mode de fonctionnement, notamment à ne plus voir le bureau comme le seul standard et à considérer que le management de visu n’est pas le seul mode de management possible. Le télétravail va dans le sens d’une prise d’autonomie du salarié, et le manager est souvent inquiet de perdre le contrôle. Le manager doit apprendre à lâcher prise. Il est essentiel d’instaurer une relation de confiance avec le télétravailleur. Malgré la difficulté, il convient de dépasser les rigidités organisationnelles, souvent propres à la culture française, afin de développer le management par objectifs, qui vise à évaluer l’atteinte des objectifs (sur la base d’objectifs clairs et mesurables, qui dépendent bien sûr du contexte, de l’entreprise, et du métier, mais qui dans tous les cas doivent permettre au télétravailleur de comprendre sur quelle base il sera évalué).

Il est important de fixer avec les télétravailleurs eux-mêmes des objectifs clairs, d’identifier les tâches, d’évaluer leur temps de réalisation, de définir des critères de qualité et de créer des indicateurs et des outils de reporting. Cela passe par une nécessaire « re-régulation du travail », qui repose sur le développement de critères de performance plus fins, couplés au développement de l’autonomie du collaborateur.

Les jours à venir, et la façon dont le télétravail sera mené, semblent plus que jamais cruciaux pour l’avenir et la pérennisation (ou non) de ce mode d’organisation du travail.

Aurélie Leclercq-Vandelannoitte

https://www.ieseg.fr/news/teletravail-et-coronavirus-conseils-pour-managers-et-collaborateurs/

Vous pouvez également lire cet article d’Aurélie Leclercq-Vandelannoitte :

« Parents télétravailleurs : comment concilier l’inconciliable ? » sur The Conversation France :
https://theconversation.com/parents-teletravailleurs-comment-concilier-linconciliable-134120

Dernière modification le dimanche, 30 août 2020
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