Parmi les changements les plus significatifs de l’immersion dans l’écosystème numérique, il faut noter la co-éducation, le partage intercréatif et la personnalisation. Désormais, c’est l’abondance de variété et de diversité que le politique va devoir gérer, lui qui s’était habitué à un univers régit par les statistiques, les probabilités et les sondages d’opinions.
Ce décalage des politiques face à la nouvelle démocratie des réseaux a été décrit par Laure Belot, dans son remarquable livre, « La Déconnexion des élites » (Éditions des Arènes, 2015). L’auteure souligne le fossé entre pensée et action politique traditionnelle et l’émergence de la génération du « millenium » à l’échelle internationale.
Un tel décalage est la conséquence d’un changement de paradigme et d’un saut culturel.
La pensée cartésienne, analytique, linéaire, séquentielle et proportionnelle, partagée par tant de décideurs politiques et industriels, formés aux mathématiques et au droit, appartient à l’ancien paradigme. La culture de la complexité qui est partie intégrante du nouveau paradigme se réfère à la pensée systémique, au non linéaire, au multidimensionnel et intègre la dynamique due aux effets d’amplification. Les caractéristiques du nouvel espace économique, social et culturel immatériel de l’écosystème numérique, échappent aux analyses de ceux qui vivent et raisonnent sur les bases de l’ancien paradigme. Elles leur sont invisibles.
Il existe donc aujourd’hui deux cultures chez les décideurs politiques et industriels. Un nouveau clivage culturel qui apparaît souvent plus marqué que les traditionnels clivages politiques. Et il ne s’agit pas seulement de fossé entre les générations. Il s’agit d’une nouvelle approche de la complexité et de l’environnement immatériel. Seule une telle approche multidimensionnelle permettra de jeter les bases et de co-construire la charte universelle d’une révolution positive.
L’exemple le plus marqué du fossé culturel lié à l’essor de l’écosystème numérique et de l’Internet des objets connectés, est celui de l’économie collaborative.
Les critères de la société industrialiste et de l’économie de marché ne s’appliquent plus face au « précariat » et à ses valeurs, aux « freelancers » (adeptes du travail intermittent) et à l’uberisation du travail (gestion personnelle d’un portefeuille d’activités à placer en fonction de la demande). Et pourtant, croissance, emploi et activités « non solvables » pourraient être complémentaires, à condition de jeter un nouveau regard sur la situation actuelle.
Le « noyau dur » de l’économie marchande traditionnelle assure pour un État la collecte des impôts et des taxes diverses, les prélèvements sociaux destinés à la protection sociale et aux caisses de retraites. Les « moteurs » de la croissance sont la recherche, le développement industriel et la diversité des marchés assurant le progrès économique et le bien-être social. La compétition, la concurrence, stimulent l’économie tandis que la croissance permet de créer les emplois nécessaires à une saine économie. Ce schéma traditionnel est resté longtemps pertinent dans un univers matériel fondé sur la production et la distribution d’objets manufacturés.
Il n’est plus adapté à l’écosystème numérique et donc à la société informationnelle. On atteint dans l’économie classique la loi des rendements décroissants. Un accroissement considérable des efforts gouvernementaux et des investissements financiers, industriels et humains est nécessaire pour une augmentation marginale des bénéfices, des parts de marchés ou de la compétitivité économique. Un phénomène parfaitement décrit dans le livre visionnaire de Jeremy Rifkin « La nouvelle société du coût marginal zéro » (Éditions Les Liens qui Libèrent, 2014).
Telle est la dure loi des trente dernières années : l’accroissement de productivité due à l’automatisation, à l’informatique, à la robotisation et, désormais, à l’intelligence artificielle et à la mobilité engendrée par le smartphone, entraîne l’apparition de poches de chômage irréductibles.
Les politiques de relance créent des effets pervers.
Les « moteurs » sur lesquels agissent les gouvernements ne tournent pas en harmonie et souvent neutralisent leurs forces. Accélération de la croissance, relance de la consommation, incitations à réduire l’épargne, augmentations des salaires, stimulation des exportations, baisse des taux d’intérêts, travail le dimanche, réduction du temps de travail, aménagement de la fiscalité… Des mesures spectaculaires, à forte résistance sociale mais aux résultats modestes. Le noyau dur de l’économie classique n’entre pas en expansion et la croissance de l’emploi est fortement limitée.
Pourtant la sphère des activités est, elle, en constant développement. Les innovations du numérique (produits, services ou start-ups) catalysent de nouveaux échanges et d’autres formes de transactions. Les réseaux de communication interpersonnels voient leur densité s’accroître, amplifiant les flux des échanges immatériels. Ces nouvelles activités ne sont pas toujours solvables dans l’économie classique. Elles traduisent pourtant une forte demande sociétale. Comment concilier le noyau dur de l’économie marchande, née de la société industrielle, et la sphère en expansion des activités immatérielles, liées à la diversification et à la complexification de l’écosystème numérique ?
Il faut repenser en profondeur la relation entre le temps et la nature du travail, pour un nouveau contrat social et la charte universelle d’une révolution positive.
Le contrat de travail enferme aujourd’hui la logique de croissance et d’expansion dans une matrice à une dimension : temps contre salaire.
Les règles traditionnelles de l’unité de lieu, de temps et de fonction bloquent l’essor de l’économie du numérique. Mais si l’on peut travailler à distance, on peut aussi travailler en temps choisi, effectuer plusieurs tâches de nature différente, simultanément ou séquentiellement, voire de courte durée. Ce qu’a parfaitement compris la génération des « freelancers » et des pratiquants de l’uberisation du travail. Travail choisi, temps choisi. Les outils modernes du numérique permettant de gérer plus efficacement le temps et l’information. Les savoirs, eux, et donc les compétences, pouvant s’obtenir « online ». On voit ainsi apparaître une nouvelle catégorie socio-économique, de « salariés libéraux » : tantôt salariés à employeurs multiples, tantôt consultants, conférenciers ou enseignants, champions des téléactivités grâce à leurs outils de communication et de traitement de l’information. La puissance et la mémoire d’un smartphone dépassent largement ceux des superordinateurs des années 1980-1990.
Les enquêtes indiquent que les salariés sont ouverts à des formes complémentaires de rémunération. À une augmentation de salaire, certains préféreront une amélioration de la qualité de vie, une formation, une réduction du temps de travail, la création d’une « épargne temps ». Pour les jeunes de la génération « millenium », il s’agira moins de « chercher un emploi » que de « créer une activité ». D’avoir un « rôle » plutôt qu’un « job ». Pour les DRH, il ne s’agira plus seulement de « sélectionner » un(e) candidat(e) à un poste en fonction de ses compétences et de sa correspondance à un profil de poste pour l’entreprise, mais à former des personnes motivées ayant déjà acquis une certaine expérience par la coéducation et la formation online.
Les habitués des réseaux sociaux et des blogs pratiquent déjà une nouvelle forme d’économie : le « troc d’informations ».
Une création originale (logiciel, texte, conseils, musique, graphisme, audiovisuel…) est mise gratuitement à la disposition des utilisateurs. En retour, les créateurs sont « rémunérés » en information à plus haute valeur ajoutée. La matrice traditionnelle s’élargit. Aux deux cases du contrat de travail, temps et salaire, viennent s’ajouter de nouvelles lignes et colonnes : information, valeurs, reconnaissance, temps… Des cases nouvelles apparaissent et se remplissent.
La sphère des activités « rémunérées » par ces nouvelles formes d’échange entre en expansion. C’est une des caractéristiques fondamentales de la société collaborative et de la co-économie. Un phénomène parfaitement compris et intégrés par GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui tire profit de ses propres consommacteurs pour créer de la valeur ajoutée, revendue sous différentes formes à d’autres clients. Le système est vertueux, car fonctionnant grâce au « win-win ». Il nécessite peu d’investissements si l’on considère, en retour, la vitesse de la valorisation de l’entreprise par ses stakeholders, et l’accroissement de sa capitalisation boursière. Avec, évidemment, le risque majeur de la constitution de nouveaux monopoles du numérique et des atteintes à la vie privée.
On assiste à de nouvelles formes de troc, d’échange marchandise, à l’essor du volontariat, du bénévolat, de l’assistance humanitaire, des mouvements associatifs, des mutuelles. Ces activités créent du « capital-temps » dont on peut utiliser les « intérêts », et du « capital-information » qui permet, grâce au temps investi, d’accélérer et de rendre plus efficaces des processus de travail en équipe où de nombreux modules fonctionnent en parallèle.
Une des clés du développement économique de la société du XXIème siècle se trouve sans doute en ce point précis de transition : dans l’impossibilité actuelle de faire croître le « noyau dur » de l’économie classique, ne faudrait-il pas tenter de le faire croître de l’extérieur, aspiré par une sphère d’activités en expansion, elle-même créatrice indirecte d’emplois ?
La densité des échanges et des contacts dans l’écosystème numérique réalise justement cette relation. On est loin des infrastructures lourdes de type « autoroutes de l’information » de la société industrielle avec ses péages et son contrôle de la circulation. On doit plutôt adopter l’image d’un réseau de capillaires, de veines et d’artères fortement ramifié et irriguant tous les aspects de la société. Dans les systèmes vivants, les artères n’ont pas précédé les capillaires. C’est l’intégration des cellules en tissus, en organes et en organismes qui a rendu nécessaire l’accroissement des débits. Mais la fonction première était l’irrigation des cellules, unités de base de la vie. L’Homme et les contenus des messages qui donnent du sens à son action sont au cœur des réseaux de demain. L’emploi ne résultera pas de mesures ponctuelles incompatibles les unes avec les autres. Mais d’un changement des relations entre le temps, l’espace et le travail. C’est-à-dire de l’introduction du nouveau paradigme dans une société interactive et responsabilisante.
La vision politique de la société industrialiste est enfermée dans une logique héritée du XIXème siècle :
Gestion de la rareté, concentration sur les processus de production et de distribution, spécialisation des tâches, contrôle et programmation des activités.
Aujourd’hui, gestion de l’abondance (notamment de l’information), de l’obsolescence, importance de la transaction, pilotage et catalyse sont les maîtres-mots de la société collaborative informationnelle.
Il convient de favoriser tout ce qui accroît la densité des interactions et des transactions : désynchronisation des tâches par le temps partiel, le temps partagé, l’épargne-temps, le temps choisi. Délocalisation des activités par la réduction des coûts de communication, la démocratisation et la simplification de l’usage des smartphones et des tablettes, la réorganisation des lieux de travail (bureaux mobiles, entreprises virtuelles).
Diversification des fonctions, par l’aide aux entrepreneurs, la création de pépinières d’entreprises, les avantages accordés aux salariés libéraux, la réforme du contrat et du code du travail et des systèmes de couverture sociale adaptée à ces nouveaux contrats de travail ou activités précaires.
Valorisation de l’expérience des plus âgés, afin qu’ils puissent transmettre leurs connaissances par la co-éducation intergénérationnelle et rayonner longtemps. Une nécessité de la société du numérique, avec retour au lien humain et au lien social. De telles mesures sont pratiquement à l’opposé de celles mises en œuvre aujourd’hui.
Il faut accepter la réalité : il ne s’agit plus de créer des emplois ici et maintenant par mesures gouvernementales ou subventions. Mais plutôt de créer des systèmes qui favorisent l’émergence d’emplois. Des emplois indirects qui se trouveront en d’autres lieux, dans d’autres temps, dans d’autres fonctions et secteurs économiques. Ce qui évidemment est en contradiction avec la localisation de l’électorat, la durée du mandat électoral ou le versement local de taxes liées au travail… en plus d’être en contradiction avec un système économique qui favorise la stabilité plus que la précarité.
Le défi de la société collaborative dans l’écosystème numérique est qu’il remet en cause les politiques traditionnelles d’aide à l’emploi.
Le politique ne doit plus craindre la diversité mais au contraire la favoriser.
Il ne peut la contrôler, mais peut en revanche « catalyser » l’émergence des potentialités de chacun. Toute la question de la transition entre la société industrielle et la société informationnelle est contenue dans cette alternative : soit poursuivre l’exercice (parfois solitaire) de l’intelligence élective, soit favoriser la pratique solidaire de l’intelligence collective. La complexité ne se réduit pas à quelques éléments simples par l’analyse cartésienne. Elle se construit au contraire par l’action simultanée de personnes responsables, informées et créatives. La réussite de la « révolution positive », première étape vers l’émergence d’un monde nouveau, se fera à ce prix : celui de la responsabilisation des « neurones » du cerveau planétaire. Les acteurs personnalisés de la société collaborative numérique de demain.
Joël de Rosnay
A propos de la revue
Parce qu’à l’ère du numérique, le mouvement, la porosité et le foisonnement recomposent le monde, la Revue du Cube entend croiser les regards de praticiens, d’artistes, de chercheurs, de personnalités et d’experts venus d’horizons différents. Chaque numéro s’articule autour d’une thématique qui traduit les tendances émergentes. Articles, points de vue, interviews, entretiens vidéo, débats, empreintes sonores ou visuelles, toutes les formes d’expression ont droit de cité dans la Revue du Cube.
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Avec la contribution de Carine Le Malet, Isabelle Simon-Gilbert, Hélène Gestin
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Dernière modification le mercredi, 16 décembre 2020