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Nous devons nous poser la question de l’usage des objets connectés dans l’établissement scolaire, dont le téléphone portable est un exemple,  par les enfants et les adolescents et de considérer cet usage comme un fait social partagé par la grande majorité de la population[1]. Une table ronde organisée par l'An@é le vendredi 23 novembre à 12 heures, au salon Educatice propose en débat :" Le téléphone portable à l'école ? Pour quoi faire ? Et comment ? ". Nous vous invitons à y participer !

Une option sur la conception de l’éducation et de l’enseignement

Philosophie, sciences de l’ingénieur, psychologie, sociologie, sémiologie, histoire domaines pour lesquels mon premier investissement vocationnel et professionnel n’était que culturel devinrent les bases de ma formation grâce à des intellectuels qui surent m’écouter, me guider et devinrent de véritables compagnons de route.

Ils sont nombreux de Pierre Schaeffer polytechnicien, directeur de Radio Paris, Responsable du service de la recherche de l’ORTF, créateur du groupe de recherche de la musique concrète à Roger Caratini, psychanalyste, philosophe, encyclopédiste, romancier. Je citerai ici à titre d’exemples que des aquitains parmi d’autres : Roland Barthes, Robert Escarpit, Jacques Wittwer et Marc Blanc.

Deux conceptions de l’enseignement et de l’établissement scolaire, sont en débat.

Les deux extrêmes sont les suivantes en grossissant le trait.

L’une considère que l’élève est un « verre vide » qu’il faut remplir et qu’il laisse à la porte de l’établissement sa propre individualité. L’autre considère que l’établissement scolaire accueille une personne porteuse d’expériences et de connaissances et que l’enseignement lui permet d’acquérir un savoir sur le monde dans lequel il vit.

Mes compagnonnages m’ont fait choisir la seconde conception sans nier l’existence de l’autre et son histoire.

C’est dans cet esprit que je vous propose d’étudier l’usage des objets connectés dans l’établissement scolaire, dont le téléphone portable est un exemple,  par les enfants et les adolescents et de considérer cet usage comme un fait social partagé par la grande majorité de la population[1].

Nous devons donc nous poser la question dans ce domaine.

1. Que fait-on de ce fait social, l’usage d’un produit non scolaire, quand l’enseignement et la vie de l’établissement scolaire en reconnaissent l’existence ?

Ceci n’est pas un fait social nouveau : l’imprimerie développe une littérature parallèle dont le roman photo et la bande dessinée font partie, les techniques de l’information la radio, la télévision…

En Aquitaine, l’Initiation à la Culture Audio Visuelle (1964-1984) a promu des expérimentations et des études reconnues au niveau national et international.

Ce qui change avec l’usage du téléphone portable et les technologies similaires, c’est le fait suivant.

Si l’imprimerie, la radio, le cinéma, la télévision mettent majoritairement l’enfant l’adolescent dans la situation de Récepteur, ces nouveaux produits industriels en font  un Récepteur et un Emetteur.

Le problème posé est :

Un enseignant a pour mission la transmission  des connaissances d’un domaine spécifique. Sa formation est une qualification cognitive de ce domaine, elle associe la didactique, rendre accessible les contenus de cette discipline académique à une classe d’âge, et la pédagogie, avoir les aptitudes nécessaires à créer des relations favorables à la transmission : Cet enseignant peut-il en même temps prendre en charge les comportements induits par ce fait social et assumer la mission confiée par la société quand il a obtenu une qualification professionnelle par son travail ?

A titre d’exemples de comportement induit, les étudiants de l’Ecole des Métiers du Cinéma d’Animation d’Angoulême et le groupe d’études des addictions dans le cadre d’un « dispositif d’intervention précoce »  en Aquitaine  sous la responsabilité de Frédéric Antuna et Nathalie Petit, programme « Images animées » soutenu par l’ARS proposent une série de films d’animation sur les addictions : « Create an Account » met en scène un personnage stylisé pris dans l’engrenage  de l’émission d’une photographie de lui-même dans l’attente que des récepteurs lui répondent dans l’immédiat pour en faire une nouvelle.

Cet exemple illustre une pratique addictive d’un objet connecté comportement d’addiction qui n’est point du champ de l’enseignement. Si ce comportement est du champ de la psychiatrie et de la psychologie, il provoque un comportement d’isolement. Il éloigne le sujet apprenant de la réception des messages qui transmettent les matières de l’enseignement et de toute relation pédagogique.

Mon propos n’est pas ici de faire la liste des comportements induits par cet usage, il se base sur les situations vécues par les enseignants et  qui font barrage à leurs activités de professeur en charge d’une discipline académique.

2. Une décision pragmatique : Reconnaissance d’une nouvelle culture de masse

Une décision pour éviter ces situations serait celle qui correspond à la première conception  de l’établissement scolaire :

interdire l’usage de tous les objets personnels, numériques connectés à la fois émetteur et récepteur, par une méthode coercitive.

Cette première méthode peut éviter momentanément l’explosion des conséquences induites par leurs usages. Elle ne garantit pas que les comportements acquis à l’extérieur de l’établissement viennent brusquement troubler la vie de l’établissement comme le personnel de l’établissement en rend régulièrement compte avec l’expression « incivilité ».

La seconde méthode considère qu’avant d’être un élève, l’enseigné est une personne sociale porteuse d’expériences et d’interprétations du monde dans lequel il vit. Elle pose comme nécessité que ces faits sociaux et culturels soient reconnus comme un domaine à traiter au sein de l’établissement.

Considérer comme fait social, l’usage des « objets personnels connectés » fait partie de l’approche que fit Edgard Morin de « la culture de masse ».

« Cette culture de masse » quand elle est tolérée au sein de la classe provoque des manifestations qui viennent perturbées  les heures  consacrées à l’enseignement.

Au cours du 20ème siècle, les effets de « la culture de masse » sur les pratiques des enseignants et du personnel de l’établissement scolaire nécessitèrent des analyses qui donnèrent lieu à des propositions pragmatiques.

En ce début du 21ème, les évolutions technologiques apportent de nouvelles pratiques, telles que les réseaux sociaux. Ces usages nécessitent de redéfinir les composantes de la nouvelle « culture de masse » et de prendre en compte ses effets en milieu scolaire. 

Des manifestations souvent relatées cinquante ans plus tôt deviennent plus fréquentes et sont amplifiées par la possibilité d’être émetteur et récepteur de messages instantanés avec une large diffusion.

Parmi les plus souvent citées : celles d’une vengeance ( camarades , enseignants) s’exerçant à l’encontre de l’autre sur les réseaux sociaux s’ajoutant aux règlements de compte dans et hors l’espace scolaire, celles du refus de reconnaître une valeur à une connaissance située dans un contexte scientifique par l’enseignant en y opposant une information émanant de la consultation d’un site des programmes numériques, celles du décrochage scolaire quand l’intérêt de l’apprenant se trouve mobilisé par l’usage d’un outil numérique provoquant addiction à son usage et isolement comme le montre le dessin animé.

3. Méthodes éducatives et méthodes pédagogiques et didactiques

Il est donc nécessaire de trouver des méthodes éducatives au sein de l’établissement scolaire. Elles ont pour finalité d’introduire un travail réflexif et éducatif avec les élèves sur ces manifestations comportementales pour que l’enseignant puisse assurer la mission pour laquelle il est qualifié.

Elles ont pour finalité la formation du public scolaire au moins dans deux domaines.

Dans le contexte scolaire, elles éduquent à distinguer les informations acquises hors du contexte de l’enseignement et les connaissances transmises par l’enseignant pour saisir les différences entre les informations médiatisées électroniquement et les contenus des disciplines académiques pour en comprendre leur place dans l’ensemble plus vaste de la société.

Dans le contexte de la vie de la communauté scolaire et des comportements individuels, elles font prendre conscience aux élèves des effets psychologiques, sociologiques et sociaux des informations produites et diffusées.

Comprendre les comportements induits par l’usage tant au niveau de la collectivité qu’à celui de sa propre personne.

Une littérature tant psychologique que sociologique montre l’importance des prises de parole au sein de groupe pour créer prise de conscience, analyse réflexive et  évolution des comportements. Elle permet de proposer un cadre à cette activité éducative basée sur la dynamique des groupes, la régulation des émotions personnelles et collectives au cours d’une séance que protège le secret professionnel auquel sont tenus les animateurs.

Cette finalité éducative non enseignante et sa pratique doivent définir ses modalités de fonctionnement et avoir une place instituée dans l’établissement scolaire.  

Mais auparavant  elle nécessite une réflexion sur la différence entre la pratique de l’intervenant dans le groupe de parole et l’enseignement au sein de la classe[2].

Une proposition confierait à l’enseignant pendant ses heures d’enseignement, le traitement des effets psychologiques, sociologiques, comportementaux de ces usages. N’oublions pas que les acteurs de l’environnement des publics scolarisés sont aussi concernés.

Cette proposition introduit une confusion entre la formation en sciences sociales et humaines des enseignants et la prise en compte de la complexité des effets des usages des informations médiatisées.

La formation des enseignants en sociologie, en psychologie, en ethnographie et à leurs multiples interactions  dans la communication scolaire a pour finalité de leur permettre une appréhension des personnalités et des groupes sociaux qui leur sont confiés. Elle facilite l’organisation des activités pédagogiques qui créent une ambiance permettant le fonctionnement des méthodes didactiques qui concernent l’enseignement.

La mise en actes de cette formation est un facilitateur de l’organisation pédagogique et elle en permet une approche compréhensive et ne résout aucunement la prise en compte des effets  de « la nouvelle culture de masse ».

Appliquer les sciences sociales et humaines pour que le public scolarisé ait une analyse de leurs usages des informations médiatisées est une autre activité que celle de l’enseignement des disciplines académiques et a sa propre finalité.

L’accueil de la parole sur des histoires de vie qui résultent des effets projectifs suite aux usages des réseaux filaires, sans fil et satellitaires a ses propres méthodes.

Il introduit une réflexion sur les phénomènes psychiques et sociaux provoqués par des incitations à une consommation non désirée et non vitale, à une dépendance aux relations virtuelles prémisses de passage à l’acte,  au jetable et au spectacle[3].

Cette « nouvelle culture de masse » masque les informations publicitaires et propagandistes sous des formes cognitives par un discours d’emprunt aux données scientifiques et aux analyses sociales, psychologiques et politiques.

Il s’agit d’une tâche éducative nécessaire pour créer de bonnes conditions pédagogiques et didactiques d’apprentissage.

Il permet au public scolaire de faire le tri entre les informations qui correspondent aux enseignements et celles qui sont psychologiques, sociales, ethniques.  Elle se distingue de l’enseignement par l’espace qu’elle crée, espace d’expression des vécus et d’appropriation.

Ce travail  collectif s’élabore à partir des usages de chacun et peut donner lieu a une rédaction volontaire d’un texte collectif.

Il développe les liens sociaux par la controverse entre les participants. Son élaboration est une action éducative préventive, se distinguant d’autres actions plus individuelles qui sont curatives.

Cet espace éducatif est nécessairement d’ordre privé pour éviter de mettre en danger la personne qui énonce ses propres émotions, ses propres certitudes, ses propres sentiments.

Il reste le lieu d’une expression libre qui nécessite d’être protégé par le secret.

ll appartient au groupe conformément aux méthodes de la psychosociologie et des sciences du comportement appliquées aux petits  et moyens groupes.

Par contre, l’espace de l’enseignement est consacré à la représentation d’acquis cognitifs qui ont été retenus par la décision politique ou sociale. L’enseignement se construit sur une représentation cognitive d’analyses référencées de l’humain et de la matière. Il se prête donc à une évaluation qualitative et quantitative.

L’évaluation répond aux questions :

l’enseignement d’une connaissance a-t-il donné à l’enseigné la compétence de sa restitution ?

Produit-il un modèle évolutif ou de rupture par une succession de confrontations avec d’autres représentations issues soit du milieu scientifique soit d’autres origines ?

Lucien Sfez dans son ouvrage sur la communication, espace commun à l’éducation et à l’enseignement, propose :

 « Expression et Représentation : deux visions du monde social, chacune trouvant dans l’autre compensation à ses limites. »[4]

La communication concerne l’éducation et l’enseignement, la finalité de l’une et de l’autre est le lien social. L’expression est du côté de l’espace éducatif, la représentation du côté de l’enseignement.

Nous constatons que, bien que distincts dans leur processus, elles font partie d’un même tout dont l’éducation et l’enseignement en  sont porteurs en se produisant réciproquement et en reconnaissant les débats contradictoires[5].

4. Quel impact sur le design organisationnel de l’établissement scolaire et la décision législative ?

Ce design modifie l’organisation de la communauté scolaire et introduit deux modifications dans une institution traditionnelle.

Un espace d’échanges collectifs non contrôlables et non évaluables par l’institution est créé à côté des professions liées au secret professionnel intervenant dans le milieu scolaire.

Une ligne budgétaire est créée pour donner les ressources nécessaires au bon fonctionnement des interventions. Une catégorie de professionnel tenu au secret professionnel formé au travail de groupe avec les jeunes, les pré-adolescents et les adolescents participe à la vie de l’établissement scolaire aux côtes d’autres intervenants liés au secret professionnel dans une relation individuelle, le personnel médical et médico-social, et les assistants du service social.

Un Organigramme introduit ce temps dans le planning de l’établissement scolaire

Il nécessite au plan de l’éducation nationale  premièrement de définir le profil de la qualification de ce personnel, secondement  d’organiser une formation spécifique s’appuyant sur l’existant et en le complétant si nécessaire, troisièmement de créer un statut qui corresponde à ses temps d’intervention et à son engagement dans une pratique basée sur les activités d’animation groupale engageant sa propre personnalité.

Conclusion

Accepter l’entrée des objets personnels connectés dans l’établissement scolaire, c’est à la fois en réglementer les utilisations et donner les moyens pour que leurs usages privés concourent à l’enseignement et à une éducation émancipatrice du public scolaire qui reconnaît la valeur éducative de son environnement social et qui permet avec l’enseignement de prendre place dans la société.

En refuser l’entrée peut servir de métaphore à une conception de l’établissement scolaire comme un espace où l’enfant, le pré-adolescent, l’adolescent pénètrent en laissant à la porte toute leur personnalité et leur culture ;  Ils seraient une entité administrative vidée de toute individualité, entité abstraite détachée de toute antériorité disponible pour acquérir des connaissances institutionnelles et une réflexion sur les rapports entre ses connaissances culturelles et les connaissances enseignées.

L’Histoire et le monde contemporain nous enseignent que le modèle politique auquel se réfère cette conception du monde scolaire crée un homme stéréotypé, machine à exécuter[6]

En accepter l’entrée, c’est promouvoir un établissement scolaire correspondant à une finalité démocratique et émancipatrice, créatrice du lien social en reconnaissant l’environnement du public scolarisé.

 « A l’époque de la pensée démocratique et compréhensive qui reconnaît la différence au sens d’Albert Jacquard, la pensée complexe d’Edgard Morin, l’ethno psychologie de  Georges Devereux et Toby Nathan, l’éducation consiste  en l’appréhension par le sujet de sa propre personnalité, de ses comportements, de ses propres normes et de celles de sa cellule d’appartenance. L’éducation met en synergie les caractères singuliers de chacun avec les singularités des autres, les comportements de son environnement social,  les normes de la construction politique qui structurent la société dans laquelle il vit. »

L’établissement scolaire est un « lieu d’accueil », ne l’oublions pas.

Rendez-vous le 23 novembre au Salon Educatice pour le débat !

Alain Jeannel

Conférence du 11 octobre 2018 à l'invitation de  la section Gironde, Bordeaux, Le Bouscat, Bruges, de l’Association Nationale des Membres de l’Ordre Nationale du Mérite.


[1] Laurissergues Michelle, « Le numérique ce n’est pas automatique ! » Educavox , Octobre 2018.

[2] Jeannel Alain, « Etre éducateur/être enseignant », Educavox février 2018.

[3] Debord Guy, La société du spectacle, Editions Buchet/Chastel, Paris 1967.

[4] Sfez Lucien, Critique de la communication, Seuil, 1988.

[5] Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur, 1990.

[6] Arendt Anna, Eichman à Jerusalem : Rapport sur la banalité du mal, Edition française Gallimard 1966, Coll. Folio 1991.


Dernière modification le mardi, 27 novembre 2018
Jeannel Alain

Professeur honoraire de l'Université de Bordeaux. Producteur-réalisateur. Chercheur associé au Centre Régional Associé au Céreq intégré au Centre Emile Durkheim. Membre du Conseil d’Administration de l’An@é.