L’imprévu est une autre caractéristique du métier. Quel enseignant ne s’est pas trouvé à devoir l’affronter devant trente paires d’yeux inquiètes, goguenardes ou franchement réjouies de voir le cours prévu ne pouvoir se faire à cause d’une liaison Internet capricieuse ou d’un vidéo-projecteur défaillant ?
L’enseignant qui « jongle avec sa matière lorsqu’il est avec ses élèves » se montre inventif pour s’adapter sans cesse au contexte pédagogique. En quoi tous les enseignants sont-ils créatifs dans l’exercice de leurs missions ? De quelle créativité s’agit-il ? Quels en sont les enjeux pour leur formation ?
Situations complexes
Si le face à face avec les élèves constitue toujours le cœur du métier pour tous les professeurs, la réalité est bien plus variée que cette évidence. L’enseignant agit dans un système complexe. Il doit interagir avec autant de personnalités qu’il a d’élèves, et de groupes qu’il a de classes.
Expert pédagogique, ses missions l’amènent à travailler au sein d’équipes pédagogiques pluridisciplinaires, avec des personnels spécialisés (psychologues, médecins, personnels infirmiers, assistants sociaux, assistants vie scolaire…).
S’ajoutent bien entendu les responsables légaux des élèves, des éducateurs, des partenaires culturels… et la ronde des réformes qui vont en s’accélérant, bouleversant régulièrement le paysage pédagogique.
Enseigner fait donc partie de ces métiers où « l’individu est amené à faire face à des situations sociales nouvelles […] imprévisibles et de plus en plus complexes », selon les mots de Todd Lubart. Les enseignants sont obligés dans leur pratique de faire constamment appel à un répertoire d’actions et de réactions nouvelles ce qui confère à la profession son aspect créatif et l’utilité d’en être conscient.
Styles cognitifs
La créativité semble être un concept à la mode, voire une injonction supplémentaire, et pour les enseignants, elle est une composante essentielle de leur activité professionnelle. L’enseignant est un « sujet “actif” (qui prend des initiatives) et “créatif” (qui élabore du nouveau) » (B.Almeduver).
La créativité est une disposition dont chacun est doué sans exception (G. Puccio, 2018).
Elle s’exprime selon des préférences individuelles différentes qui constituent quatre styles cognitifs de base. Gérard Puccio distingue ainsi, après quarante années de recherche, les clarificateurs, les idéateurs, les développeurs, et les « implémenteurs ».
Ces quatre styles cognitifs peuvent s’agencer par deux, trois, ou quatre, créant ainsi un ensemble de 15 profils types correspondant à des préférences de travail (et non des compétences ou des habiletés).
Chaque enseignant va mobiliser, le plus souvent inconsciemment, de l’énergie pour accomplir ses tâches les plus diverses en fonction de son profil créatif.
Ainsi un enseignant de profil « développeur » prendra beaucoup de plaisir à la conception et au cisèlement de sa séquence d’enseignement élaborée dans les moindres détails et reposant sur des concepts soigneusement vérifiés… toutefois la séquence pourrait ne jamais voir le jour si elle n’atteint pas la perfection attendue.
Ce professeur « développeur », par essence réfléchi, prudent, pragmatique, structuré, planificateur, peut se trouver en difficulté (et réciproquement) avec des élèves de profil « idéateurs » qui aiment jouer, sont imaginatifs, adaptables, flexibles, aventureux, indépendants et donc potentiellement difficiles à tenir en groupe-classe, si l’enseignant ne sait pas profiter de cette énergie, ni comment en bien profiter.
Capacité d’adaptation
La confrontation du référentiel des compétences professionnelles aux composantes du potentiel créatif décrit par Todd Lubart révèle un métier éminemment créatif.
Todd Lubart définit la créativité comme une « capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste ». Isabelle Capron Puozzo fait émerger, quant à elle, le concept de pensée créative qu’elle observe dans l’activité de l’enseignant.
Appliquée au métier d’enseignant, la pensée créative se traduit, entre autres, par la faculté de créer ou renouveler des séquences pédagogiques pour traiter des problèmes précis, d’introduire des outils pédagogiques adaptés au contexte, de s’adapter à des contextes et un environnement institutionnel labiles, de résoudre des problèmes imprévus, d’être tolérant à ambiguïté en évitant le manichéisme, d’être curieux, d’avoir confiance en soi, d’être indépendant dans ses jugements, d’essayer des méthodes nouvelles et donc de prendre des risques, encore une composante de la créativité.
Les enseignants mobilisent au quotidien l’intelligence sociale, des connaissances intuitives en psychologie cognitive (sur les processus ou les styles d’apprentissage par exemple), en psychologie sociale (gestion des groupes, coopérer, collaborer, co-construire…), des capacités d’expérimentation et d’innovation (apprentissage par essai-erreur, renouveler son cours et sa pédagogie, intégrer les nouvelles technologies dans son enseignement).
Il est donc tout à fait possible d’après les tâches qu’ils accomplissent d’identifier leurs capacités créatives, utilisées dans un but professionnel, en lien avec le potentiel créatif décrit par T. Lubart et coll. et dont Wallonia European Creative District fait l’inventaire complet dans la suite des travaux de Véronique Dethier.
Dispositifs de formation
En 2009, François Taddei publiait pour l’OCDE un rapport sur les moyens de développer la créativité, source d’innovation, afin de faire face aux défis et enjeux économiques, sociaux, écologiques et éthiques du XXIe siècle. En 2016, un deuxième rapport était repris par l’Éducation nationale, faisant un large écho à la nécessité de la créativité dans l’enseignement.
Les enseignants, formés avec les méthodes d’hier, ne peuvent plus aujourd’hui enseigner aux adultes de demain sans mobiliser des capacités créatives. En réalité, ils ont toujours été créatifs, souvent sans reconnaissance.
L’enjeu n’est rien moins que permettre l’accès au savoir à tous, pour construire une école inclusive dans une société inclusive. Celle-ci doit s’organiser en sorte qu’aucune condition dépendante du contexte « n’empêche de jouir des biens sociaux » et notamment de la connaissance, ce bien universel.
La créativité apparaît non seulement comme un fondement du métier, mais aussi comme une ressource pour les enseignants et par conséquent pour leurs élèves. Les projets de référentiel pour la formation des enseignants évoquaient la nécessité de consacrer 15 % du temps de formation initiale à la créativité et à la réflexivité, deux dispositions totalement liées.
En effet, les derniers résultats de l’enquête TALIS révélaient que le travail en petits groupes et l’approche des connaissances à partir de situations complexes n’étaient pas encore assez répandus.
Il est donc temps de dépasser les expériences isolées déjà faites en divers endroits pour que se mettent en place, de manière institutionnelle, de véritables dispositifs de formation permettant aux enseignants d’utiliser ce potentiel au service des élèves.
Il est temps aussi de ne plus limiter la connaissance et l’usage du concept aux seuls champs du numérique, de la mode, de la publicité ou des disciplines artistiques mais de travailler à un véritable transfert des connaissances des processus de créativité et des méthodes à toutes les disciplines de l’école.
https://theconversation.com/enseigner-une-activite-creative-116857