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Crédit photo article Le Parisien - J’étais aux Tuileries ce mardi 15 mai, invité par le Président de la République, pour l’hommage à Jules Ferry. Un beau discours sur l’école, profond, émouvant, en rupture avec les politiques mises en œuvre depuis 2007. Un discours de nature à redonner de l’espoir aux enseignants et à tous les citoyens attachés à l’école de la République.
Pour la première fois à ma connaissance[1], un président de la République parlant de l’école a placé le mot « intelligence » dans la perspective de la refondation de l’école. S’adressant aux enseignants, aux chercheurs, à tous les agents, François Hollande a déclaré :
 
 
« Je sais la difficulté de votre tâche. J’en sais la grandeur. Les années qui viennent doivent être celles d’une nouvelle hiérarchie des valeurs, au sommet de laquelle la science, l’intelligence, la volonté d’apprendre et de transmettre seront les vertus les mieux reconnues et les plus respectées. »
 
 
Dans un discours aussi dense et mesuré que celui-là, où la place des valeurs, la volonté de lutter contre les inégalités et la fausse certitude de la fatalité de l’échec, la confiance et le respect rendent difficile toute tentative de hiérarchisation des idées exprimées, il me semble que ces phrases devront toujours être présentes à l’esprit des acteurs éducatifs et de l’ensemble des citoyens, tous étant concernés par l’avenir de l’éducation en général et de l’école en particulier.
 
 
J’ai souvent écrit dans ces billets hebdomadaires qui s’accumulent depuis janvier 2011 qu’il est étonnant et anormal que le développement de l’intelligence ne trouve pas sa place dans les finalités et les programmes de manière explicite. A quoi sert l’école, si elle ne se fixe pas pour objectif prioritaire de développer l’intelligence, de permettre la fabrication d’outils mentaux, de donner les moyens de comprendre.
 
L’accumulation de connaissances disciplinaires cloisonnées ne permet pas d’atteindre un tel objectif général et transversal. Il est vrai que certains pensent encore que l’intelligence est un don et donc qu’elle ne peut pas figurer dans les programmes et qu’innée, elle se développe toute seule comme par magie ; Cette conception moyenâgeuse a d’ailleurs repris vigueur, implicitement ou délibérément avec les politiques ultralibérales en recherche d’alibis pour se justifier[2].
 
 
Avec l’explosion des savoirs et de leur diffusion, avec la diversification exponentielle des transmetteurs de savoirs, il est inconcevable d’alourdir les programmes, d’ajouter de nouvelles disciplines, d’ignorer les nouveaux savoirs, de négliger l’importance du sens des savoirs scolaires et de leurs rapports avec les savoirs sociaux. Il est aussi impossible d’admettre la dépense considérable d’énergie et de moyens pour limiter l’acquisition de savoirs au court terme, avec comme seule ambition la capacité de restitution pour les évaluations et les examens.
 
La réponse à ce problème de fond est, pour les conservateurs de tous bords, l’invocation des fondamentaux et des bases. J’ai expliqué à de nombreuses reprises que cette conception ne fonctionne qu’avec les enfants qui ont eu la chance d’avoir construit préalablement les bases des bases des bases. C’est particulièrement vrai pour la construction du langage et de la pensée.
 
 
Le président de la République place l’intelligence au sommet des enjeux. Cela n’est pas anodin. Masi cela induit qu’il faut remettre en chantier la question des valeurs et des finalités, le socle commun (avec la statue[3]) et les programmes, leur articulation avec les finalités dont on sait qu’elles font l’objet de déclarations solennelles mais qu’elles sont toujours oubliées dans la pratique quotidienne. A cet égard, les programmes de 2008, imposés sans la moindre concertation, sont d’une indigence consternante.
 
 
Dans cette refondation qui donnerait toute sa place à l’intelligence au sens d’Edgar Morin[4], la capacité d’analyser des situations, de comparer, de raisonner, de déduire, d’induire, de généraliser, de penser, de décrire des démarches et des stratégies, ne saurait être l’apanage de disciplines scolaires juxtaposées. Les enseignants devront tous devenir des professeurs d’intelligence, pas seulement de bons transmetteurs de ce qu’ils savent ou croient savoir.
 
 
Dans un tel contexte, avec la vision prospective qu’il implique, le numérique aura une place neuve. Levier des transformations des pratiques pédagogiques plutôt qu’outil pour enjoliver des pratiques obsolètes, il aidera à se libérer progressivement, dans la confiance en l’intelligence collective et dans la sérénité, au principe « une heure, une discipline, une classe, un prof ». Il doit permettre également un travail sur les démarches, sur la métacognition, sur la mise en rapport des savoirs scolaires et des savoirs de plus en plus importants acquis hors de l’école. Il est temps de s’y mettre pour que notre système éducatif n’accumule pas les « retards d’une guerre ».
 
 
Lors de cette cérémonie historique aux Tuileries, Natacha Polony, journaliste médiatique au Figaro, a remarqué que je n’avais pas applaudi à un moment du discours et l’a écrit dans l’édition du 16 mai, me qualifiant au passage, abusivement, de « figure de proue des mouvements pédagogiques ». Je ne savais pas que j’étais observé parmi les divers experts et responsables présents. Mais elle avait raison. J’ai beaucoup applaudi, comme tout le monde, mais je suis resté sur ma faim avec cette phrase qui valorise les enseignants mais qui mérite réflexion : « Si le savoir n’est pas le monopole du maître, celui-ci garde la responsabilité d’en ordonner le sens ».
 
Nous en reparlerons car « garder » signifie que ce rôle existait, or, c’est faux. L’école a toujours ignoré les savoirs extérieurs à elle-même et les ignore toujours alors qu’ils prennent des proportions de plus en plus fortes. Et pour les « ordonner », il faut délibérément faire évoluer les missions des enseignants et les conduire à donner une place centrale à l’intelligence. L’annonce de la reconstruction de la formation des enseignants tempère toutefois ma réserve, encore faudra-t-il qu’elle soit neuve et pas seulement restaurée telle qu’elle était. Vaste chantier.
 
 
Comme vous le voyez, j’userai toujours moi-même du droit de ne pas être d’accord et de le dire, comme je l’écris, pour les lecteurs, à la fin de chacun de mes billets.
 
 
Oui, vous avez le droit de ne pas être d’accord.
 

[1] Mais je ne doute pas que Claude Lelievre, historien des systèmes éducatifs me démentira lors d’une prochaine rencontre.
[2] Je recommande à nouveau l’excellent livre du GFEN : « Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard » Editions La Dispute. Mars 2009.
[3] Pour reprendre une expression de mon ami Philippe Meirieu
[4] Dans « les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur », page 40 : « L’éducation doit favoriser l’aptitude naturelle de l’esprit à poser et à résoudre des problèmes essentiels et, corrélativement, stimuler le plein emploi de l’intelligence générale. Ce plein emploi nécessite le libre exercice de la curiosité, faculté la plus répandue et le plus vivante de l’enfance et de l’adolescence, que, trop souvent, l’instruction éteint et qu’il s’agit au contraire de stimuler ou, si elle dort, de réveiller » Seuil. Septembre 2000.
Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.