Il faut dire que l’indigence des programmes de 2008 imposés brutalement, sans la moindre concertation, avec des auteurs inconnus, sans rapport avec le socle commun, affichant avec fermeté un retour à des programmes en vigueur dans les années 1920[1] , ne peut laisser aucun démocrate et aucun citoyen soucieux du progrès de la société, indifférent, même s’il est vrai que, pour des raisons qu’il conviendrait d’analyser, personne n’a porté des banderoles pour leur abrogation[2]. Il faut dire aussi qu’une bonne partie de l’encadrement, après avoir louangé les programmes de 2002, fruit d’une réflexion collective et d’une large concertation, après avoir ressenti une brève souffrance à changer de discours devant des publics incrédules face à une telle volte face, s’est précipitée dans une propagande effrénée en faveur de la régression.
Le prix à payer pour imposer le pouvoir de la nostalgie et la démagogie aura été une forme de gâchis de l’intelligence. Pour certains, le prétexte avoué, et même écrit par certains responsables corporatistes, était que les enseignants n’étaient pas capables de mettre en œuvre les programmes de 2002, considérés comme étant trop complexes pour eux, alors que ceux de 2008 étaient « simples ». Ah, cette fameuse simplicité !
Jeune instituteur, sensible à l’intelligence de la pédagogie Freinet, je me demandais pourquoi le célèbre Rémi d’une méthode de lecture en vigueur[3], coupait une tulipe rouge et surtout pour qui. Ce n’était apparemment même pas pour Colette. Il semblait donc que la phrase « Rémi coupe la tulipe rouge pour l’offrir à Colette » était impossible à utiliser, pas suffisamment simple pour apprendre à lire, et encore moins, évidemment, en y ajoutant « parce qu’il l’aime ».
Toutes les phrases créées pour l’apprentissage de la lecture étaient obligatoirement simples, sans point, sans majuscule, avec les lettres muettes en couleur, sans sens. Des adultes savants avaient ainsi inventé une langue qui n’existe pas, pour apprendre à comprendre une langue réelle. Une méthode bête pour des enfants considérés comme étant bêtes. Il est vrai que l’on a vu pire avec les non-mots[4] : inventer des mots qui n’existent pas est une belle performance pour apprendre à lire mécaniquement et garantir l’absence de progrès intellectuel possible en apprenant.
De même, il m’était difficile de comprendre - étais-je bête ? – pourquoi fallait-il que « papa lave la salade » pour apprendre « a » alors que bien peu de pères la lavaient à l’époque et que la comparaison entre les a et le a-n de « maman lave la salade » pouvait provoquer d’intéressants moments pédagogiques. De même, pourquoi fallait-il attendre la fin du premier livret pour faire « in » alors que l’étiquette « vin de table » était connue de tous ?
Devenu inspecteur, il m’est arrivé souvent d’inviter à la réflexion sur l’intelligence : « Dans cette magnifique[5] leçon sur l’adjectif qualificatif ou sur l’addition des nombres décimaux, en quoi et comment avez-vous contribué au développement de l’intelligence des élèves ? ». J’aurais aussi pu demander « En quoi avez-vous contribué à développer la citoyenneté ? » tant les finalités de l’école sont présentes dans les discours et absentes dans les pratiques.
L’intelligence ne figure pas dans les programmes. Mais à quoi sert l’école si elle ne permet pas de développer l’intelligence et si elle n’aide pas à la construction d’outils mentaux, pour reprendre une expression de Philippe Meirieu, ces outils qui sont utiles dans toutes les disciplines et tout au long de la vie ?
On me dit parfois que c’est évident, que c’est sous jacent à toutes les activités pédagogiques. On tente de me faire croire que l’on ne pense qu’à ca et que cela se construit avec la didactique des disciplines scolaires rigoureusement appliquée. Ma longue expérience de praticien et d’inspecteur qui a continué à « faire l’école » me permet d’en douter. Et ce dont je suis sûr, c’est que les nouvelles vieilles politiques menées depuis 2007 avec l’évaluationnite aigue et le stupide pilotage pas les résultats n’ont abouti qu’à faire disparaître cette ambition pour l’école.
On pouvait espérer que l’utilisation des technologies nouvelles soit en mesure de libérer la pensée pédagogique en offrant des moyens de prendre de la hauteur par rapport aux contenus mécaniques sclérosés et de donner toute leur place au développement de l’intelligence, à l’analyse, au raisonnement, à la comparaison des objets (réels ou linguistiques ou mathématiques), au classement, à la déduction, à l’induction, à la comparaison de procédures, à la mise en mémoire des parcours de recherche des élèves en situation de résolution de problèmes. Dans le contexte actuel, l’ambition est irréaliste. Car l’évolution souhaitée exige une refondation.
Il n’y aura pas de refondation sans abrogation des programmes de 2008 et sans une phase de réflexion collective, de concertation, de mobilisation de l’intelligence des praticiens, de pari sur l’intelligence des élèves.
Evidemment, un grand projet éducatif inscrivant le développement de l’intelligence individuelle et collective dans ses principales finalités ne peut se décréter. Il faut du temps, il faut un plan de formation, il faut de l’accompagnement non hiérarchique[6], il faut de la confiance.
On pourrait rappeler des exigences fortes sur les finalités et la cohérence (continuité, transversalité) des apprentissages et faire confiance aux enseignants et aux établissements pour construire et expérimenter, durant une période, les outils et des programmes.
Après cette période de régression considérable, dramatique à certains égards, une ère nouvelle basée sur la confiance et l’intelligence serait salutaire.
Einstein disait souvent que l’imagination est plus importante que le savoir. Il avait raison. Je dirais volontiers que l’intelligence est aussi importante.
Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.
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[1] On n’a jamais su qui avait produit ces fameux programmes et comment. Pourtant les milieux ultra conservateurs en ont revendiqué une part de paternité sans être démentis. C’est sans doute la raison pour laquelle ces programmes étaient, à l’origine, sans lien avec le socle. C’est l’inspection générale qui a, au prix d’un effort méritoire, raccroché le socle aux programmes. L’articulation en est donc très artificielle.
[2] Comme je l’ai regretté dans un billet précédent sur ce site
[3] Rémi et Colette ont connu des heures de gloire dans les CP, avant l’arrivée de Daniel et Valérie et d’autres manuels de la même « école »
[4] Radban, banan, fudin, amla, poudou…
[5] Présentation de la notion, questionnement fermé et explications magistrales, définition, exercices d’application et surtout de contrôle. Interdit dans diverses circonscriptions de terminer une leçon sans contrôle au nom de la culture de l’évaluation !
[6][6] Et non administratif. Des tonnes de paperasse, d’instructions, de feuilles de route, de prétendus outils qui ne sont que des instruments de vassalisation et d’oppression sont diffusés depuis 2007 dans toutes les écoles. 14 pages à la rentrée + 12 en novembre + 15 pour préparer une inspection + 16 pour la coopération avec les RASED en voie de disparition sont de l’ordre de la torture. Si les enseignants devaient utiliser sérieusement tous ces prétendus outils, 24 h de travail par jour pour ne pas gagner plus n’y suffiraient pas. La démobilisation et le désespoir sont assurés.