Il est admis que l’innovation est un atout, un moteur, un levier pour le progrès, même si l’on sait bien que, pour le système éducatif, l’institution est par nature fortement conservatrice et que les réussites n’impactent que très faiblement les pratiques dans la mesure où, peu soutenues voire souvent entravées, elles ne reposent que sur des individus engagés ou des équipes militantes dont les travaux sont perdus dès l’instant où ils ou elles quittent leur établissement.
Evidemment, cela n’empêche pas l’administration, sous tous les régimes, de tenir des discours novateurs et de créer des instances officielles pour valoriser une innovation qu’elle étouffe toujours en l’encadrant. La recherche des « bonnes pratiques » à des fins de diffusion est un avatar de cette politique contradictoire.
Au titre de la contradiction, on peut observer comment sont traités les mouvements pédagogiques, qui sont, eux, fortement porteurs et accompagnateurs des innovations, et qui garantissent la fiabilité des projets. Je pense à l’ICEM Freinet, au CRAP, au GFEN, à l’AGEEM, à l’AFL, à l’OCCE, dont les moyens ont été réduits voire supprimés, et pour lesquels les perspectives dans un contexte budgétaire contraint ne répondent pas à leurs espoirs et aux besoins de l’Ecole à long terme.
Educavox est particulièrement intéressé par l’innovation dans la mesure où le numérique est une des dominantes du site et qu’il est souvent considéré comme une preuve d’innovation. Rappelons que l’usage d’outils nouveaux ne garantit pas le caractère innovant. On peut utiliser ces outils pour renforcer les démarches les plus classiques voire les plus désuètes. Il peut illustrer, mieux illustrer un cours, développer une apparence ludique et attractive, sans rien changer au fond. Malgré toutes les réserves qu’il convient d’analyser en recherchant les facteurs les plus déterminants du caractère innovant de l’acte, le fait est que l’on ne peut pas ne pas s’associer et ne pas contribuer à la valorisation de l’innovation pédagogique.
Les « jeunes » enseignants ne seraient donc pas forcément les plus innovants… même s’ils utilisent peut-être plus facilement que les « vieux », les technologies numériques. Ces termes, jeunes et vieux, appliqués aux pratiques pédagogiques m’amusent toujours. Ayant analysé un nombre incalculable de séquences de classe en 30 ans de carrière d’inspecteur (1978/2008), ayant gardé un contact étroit avec le « terrain » depuis 2008, j’ai rencontré des quantités de vieux jeunes et de jeunes vieux. Il est vrai qu’au cours des dernières années, la proportion de vieux jeunes s’est rapidement et dangereusement accrue, contribuant, volontairement ou non, à une destruction de l’école qu’il est très difficile de réparer, surtout si l’on n’évalue pas bien les dégâts et si l’on s’inscrit dans une continuité qui permet à certains de sauver la face et de ne pas donner le spectacle du retournement, toujours difficile, de veste.
La suppression de la formation des enseignants et la catastrophique mastérisation ont conduit les nouvelles générations d’enseignants à ignorer totalement l’histoire de l’Ecole, les mouvements pédagogiques, la recherche, et donc à considérer que les pratiques qu’ils avaient subies pour la plupart au cours de la scolarité étaient incontestables, les médias ayant largement, en parallèle, détruit l’image et la réalité des pratiques nouvelles, accusées de tous les maux au profit des celles qui auraient fait la preuve de leur efficacité, ces bonnes vieilles méthodes qui auraient fait leur preuves, sur une élite. La plupart des étudiants n’ont jamais entendus parler de C. Freinet, de F. Oury, de M. Montessori, ni même de J. Foucambert, de O. Bassis, de A. Giordan, de Philippe Meirieu… et encore moins des sociologues et des philosophes qui ont alimenté la réflexion sur l’éducation comme F. Dubet, E. Morin ou Michel Serres. Les « antipédagogistes » triomphants ont réussi à discréditer la recherche en pédagogie autant que les idées.
Le pilotage par les résultats avec une évaluationnite aigue insensée qui a été maintenue avec les nouveaux vieux programmes de 2008 a parachevé la destruction. Piloter les résultats apparents, dans la confusion entretenue entre évaluation et contrôle, sans jamais analyser les pratiques qui les produisent, sans s’intéresser aux causes profondes de l’échec et de la réussite scolaires, en se donnant bonne conscience avec d’illusoires remédiations, a eu des effets terribles à la fois en termes idéologiques et en termes pédagogiques. Ce que Philippe Meirieu a pu appeler le déni de la pédagogie, produit par la droite et par la gauche, est et sera bien difficile à combattre. On voit déjà les groupes de pression s’agiter dans et autour des conseils supérieurs mis en place pour réinventer l’eau tiède.
Le développement de l’autoritarisme, que certains ont appelé sans exagérer la caporalisation, que j’ai dénoncé avec le règne de la paperasse et la déshumanisation du système, est un autre facteur de « normalisation » au sens totalitaire du terme et donc d’obstacle à l’innovation.
Si l’on veut vraiment favoriser l’innovation, considérée comme l’oxygène du système, il faut vraiment rétablir la confiance, libérer les esprits, casser l’effet « pyramide et tuyaux d’orgue » de l’institution, permettre aux mouvements d’accompagner les recherches-actions hors hiérarchie, redéfinir les missions des hiérarques, refonder la formation plutôt que la restaurer… Sinon, ni les jeunes vieux ni les vieux jeunes ne sauront reprendre le droit de penser et ne retrouveront la volonté d’agir et l’enthousiasme nécessaires pour refonder l’Ecole.