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La pièce de théâtre Le Passé de Julien Gosselin rassemble des fragments de pièces et nouvelles de Leonid Andreïev (1871–1919), un écrivain russe célèbre de son vivant, tombé dans l’oubli. Pendant les répétitions d’une pièce de Don DeLillo, Julien Gosselin a eu une vision. Des personnages tchekhoviens, en redingote et en robes d’époque, apparaissaient mais la représentation s’interrompait brusquement. Il a pensé qu’il s’agissait d’un ressentiment à l’encontre du théâtre académique dans lequel il ne se reconnaît pas, privilégiant depuis ses débuts des textes à résonance contemporaine

Julien Gosselin a pourtant eu ce « désir de voir sur un plateau des gens appartenant à ces petites sociétés dépeintes par Gorki et Tchekhov, qui attendent la fin du monde ». Il s’est adressé à André Markowicz, poète-traducteur, qui lui a fait découvrir Andreïev. Le metteur en scène a éprouvé un coup de foudre : « Quand on lit Andreïev, on peut voir surgir de n’importe quelle scène, de n’importe quel dialogue, des phrases qui vous creusent un trou dans le cœur. »

L’échec de l’existence

Dans une maison bourgeoise de la Russie, les spectateurs assistent à une tentative d’assassinat, Ekatérina Ivanovna (Victoria Quesnel) est soupçonnée à tort d’infidélité par son mari.

Elle ne se remet pas de ce traumatisme : « C’est donc possible en général qu’on soit si dégoûtée par une vie n’importe quelle vie. Parce que, maintenant je serai morte. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ces jours-ci, la nuit d’un coup, je me suis représentée ça, que c’était vrai que j’étais morte. Et cette sensation était tellement bizarre. »

Ekatérina Ivanovna est le personnage principal du Passé, une pièce marquée par la noirceur et l’échec de l’existence. Hantée par la mort, elle tente de s’émanciper mais sombre dans la folie. Victoria Quesnel incarne de façon troublante cette femme victime de son milieu, objet de désir, vulnérable, d’une grande fragilité.

La pièce est composée de moments de rupture, de changements de rythme. Le décor est constitué de toiles peintes. L’un des passages très réussi est la lecture glaçante de L’Abîme, dans une datcha, par la sœur d’Ekatérina Ivanovna – l’excellente comédienne Carine Goron. Le texte est d’une grande beauté par sa description imagée de la nature, mais aussi d’une terrible cruauté. Un écran en surplomb montre le visage crispé de douleur d’Ekatérina Ivanovna qui subit en miroir les horreurs vécues par le personnage féminin de L’Abîme. La fin du texte est insoutenable.

Dans le brouillard, Julien Gosselin propose des personnages masqués, dans un format radicalement différent. Le grotesque permet de repousser les limites des interprétations et de dénoncer l’hypocrisie d’une société. Et la mort rôde...

Une nouvelle pièce d’après Andreïev

1 a Leonid Andreïev carte postale photo de 1902 672x1024Andreïev a été une personnalité tourmentée. Son œuvre est foisonnante, il a écrit des romans, des nouvelles, une quarantaine de pièces de théâtre qui traitent du mal de vivre, de la solitude. Dès l’âge de vingt ans, dans son Journal, il définit son écriture :

« Je veux montrer qu’en ce monde, il n’y a pas de vérité, pas de bonheur fondé sur la vérité, il n’y a pas de liberté, pas d’égalité – il n’y en a pas et il n’y en aura jamais. Je veux montrer toute l’inconsistance de ces fictions : Dieu, la morale, l’au-delà, l’immortalité de l’âme, le bonheur pour tous, etc. Je veux être l’apôtre de l’auto-anéantissement. »

Ecrivain engagé, il a été sous surveillance après la Révolution avortée de 1905 en tant que militant anti-tsariste, et chassé en 1917 par les Bolcheviques.

 

Très jeune, il a en charge sa famille. Après des études de droit, il est un temps chroniqueur judiciaire. Remarqué et soutenu par Maxime Gorki (1868-1936), Andreïev a été l’ami du peintre Ilya Répine (1844-1930) qui a fait des portraits de lui. En 1908, le New York Times lui consacre un article et le désigne comme « l’écrivain le plus populaire de Russie aujourd’hui. Un moderne des modernes ». Certains de ses textes ont été jugés inconvenants et blasphématoires, c’est le cas pour Dans le brouillard.

Julien Gosselin reconstitue une nouvelle pièce d’après Andreïev, L’Abîme devient un monologue. Il innove dans les formats proposés, et surprend par les plans choisis, la succession des textes. Il voue une adoration au théâtre, questionne ses paradoxes, sa capacité de renouvellement, sa possible disparition :

« Dessinez-nous des spectateurs, dit un personnage de Requiem, mais de façon à ce qu’ils soient absolument comme vivants, pour que nos chers acteurs qui, malheureusement, aiment pas trop la foule, ne remarquent pas la supercherie et parlent avec enthousiasme. (...) Le théâtre est plein — et il n’y a personne. Il n’y a personne — et le théâtre est plein ! »

Fatma Alilate

Le Passé d’après Leonid Andreïev

Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin

Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris

Du 13 septembre au 4 octobre 2025

Dernière modification le vendredi, 22 août 2025