Plusieurs arguments peuvent être opposés à cette vision. On peut commencer par rappeler quelques faits. Les systèmes éducatifs publics connaissent certes des difficultés mais les spécialistes sont divisés sur leurs natures, leurs causes et, davantage encore, sur les moyens de les résoudre. Ces difficultés sont aussi très inégalement réparties, notamment sur le plan social, ce qui invalide la thèse d’une crise globale imminente. Par ailleurs, la vision d’une école opposée au numérique et rétive à ses vertus est elle-même contredite par une simple observation : le numérique est présent dans tous les établissements scolaires et, au moins dans une partie d’entre eux, manifestement utilisé.
D’autre arguments, rarement invoqués, pourraient être opposés à la vision d’une école à bout de souffle, sauvée par le numérique. Car en réalité, c’est le plus souvent le numérique qui se trouve en position problématique face à l’éducation, notamment lorsque la résistance qu’il rencontre s’explique, non pas par le conservatisme d’un milieu qui refuserait tout changement, mais par une offre qui ne répond simplement pas aux besoins qui lui sont présentés. Qu’il s’agisse de matériel ou de logiciel, l’offre des industriels du numérique est en effet loin d’être satisfaisante. Deux exemples pour l’illustrer. Le niveau de performance des postes de travail - PC pendant longtemps, tablette aujourd’hui -, répond encore très imparfaitement aux besoins ordinaires d’un établissement scolaire : problèmes de taille, d’obsolescence rapide, d’autonomie, complexité de la mise en réseau. On a le droit de saluer des progrès techniques, de s’en extasier si l’on veut, mais on peut aussi souligner qu’ils ne suffisent pas à satisfaire les besoins des écoles : permettre à chaque élève d’une classe de disposer d’un terminal de travail (lecture, écriture), connecté, rapide, autonome toute une journée et qu’il ne faudra pas remplacer tous les deux ans. Si une solution existe, le moins que l’on puisse dire est que cela ne fait pas longtemps…
Deuxième exemple : les logiciels. Il faut tout de même rappeler les promesses des premiers développeurs d’applications pédagogiques : on a commencé par le plus facile, les QCM, mais l’intelligence artificielle, la compréhension du langage naturel, la modélisation de l’apprenant, tout cela débouchera rapidement sur des outils d’apprentissage individualisé qui feront la différence. On sait ce qu’il en est : ils sont animés, sonorisés et en ligne, mais ce sont toujours des QCM. Zéro progrès sur ce point. Quant aux jeux ou aux simulations dont on attendait tant, leur champ d’application demeure toujours aussi étroit.
Le développement des réseaux et l’abaissement du coût de la mémoire ont orienté la recherche dans des directions dont les finalités n’étaient que rarement éducatives. Les SmartPhones et les tablettes n’ont pas été conçus pour des usages éducatifs. Les intentions de Mark Zuckerberg lorsqu’il a créé FaceBook, bien qu’il fût alors étudiant à l’université, n’étaient clairement pas éducatives (pour en avoir le cœur net, voir le film Social Network). La remarque vaut pour tous les réseaux sociaux qui lui ont emboité le pas.
La question du numérique se pose donc très souvent à l’école dans ces termes : ces objets qui ont été créés pour d’autres que vous ne pourraient-ils pas quand même vous intéresser ? Dans de telles circonstances, il est normal que la réponse soit tantôt oui, tantôt non. Et le fait qu’un objet numérique particulier rencontre un immense succès ailleurs qu’à l’école, fût-ce auprès des jeunes, ne suffit pas à le rendre utile pour l’éducation. L’école est exigeante, circonspecte, prudente. Ce ne sont pas des défauts.
Pour penser la question de la contribution du numérique à l’éducation, la question gagnerait à être posée dans le bon sens : partir de l’organisation scolaire dans sa forme actuelle, c’est-à-dire partir des établissements, écoles, collèges, lycées, et chercher à y repérer des forces internes, des besoins susceptibles d’être satisfaits par des techniques informatiques. Dès lors, le numérique ne se présente plus comme un phénomène inéluctable auquel il faut se soumettre mais comme une possibilité de servir des aspirations qui existent au sein des établissements, indépendamment du numérique. La question n’est plus : que devons-nous faire, que devons-nous transformer de nous-mêmes et de notre organisation, pour tirer parti du numérique ? mais : que peut le numérique pour répondre aux aspirations de notre organisation ?
Dernière modification le lundi, 02 février 2015