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Au début de l’Internet ou un peu après, quand il n’y en avait qu’un seul, avant Wanadoo — si, je vous assure qu’il y a eu une vie numérique avant Wanadoo qui ne s’appelait pas encore Orange —, au début des années 90 du précédent siècle, les rentrées universitaires constituaient l’événement visible de l’année.

En ces temps-là, la fin de l’été et de le début de l’automne voyaient déferler sur les réseaux — le web n’existait pas encore, ça aussi ça vous paraît incroyable ! n’est-ce pas ? — de jeunes étudiants que les services informatiques avaient dotés d’une adresse universitaire, un « e-mail » comme on disait alors.

Ces adresses donnaient à leurs jeunes et fougueux propriétaires un certain nombre de droits dont celui d’accéder par modem, de chez eux, ou sur le réseau du campus universitaire, à un certain nombre de services dont, par exemple, car il était très couru dans ces années-là, le réseau Usenet, mais aussi les messageries, les listes de diffusion…

netiquetteOù était le problème, me direz-vous ?Il résidait dans le fait que cette jeunesse universitaire émerveillée se jetait alors goulûment dans ces espaces numériques sans considération d’aucune sorte pour les us et coutumes des lieux. Les glorieux pionniers et ancêtres avaient beau avoir rédigé une Nétiquette, une étiquette de l’Internet, dont ils avaient même fait en 1995, pour mieux la normer, voir ci-contre, un des ces fameux RFC qui sont des documents de référence, rien n’y faisait : les hordes dévastatrices post-pubères bousculaient habitudes et convenances, ne tenant aucun compte des documents d’accompagnement ou d’accueil rédigés par les services universitaires ou des bénévoles sur les réseaux, allant même, outrage suprême !, jusqu’à remettre en cause les organisations, le mérite, les statuts, les fameuses normes qui ne leur convenaient pas.

Ces périodes de rentrée universitaire se renouvelant naturellement d’année en année étaient alors vécues bien souvent comme de forts traumatismes par les aînés et les notables qui les redoutaient et leur donnaient le nom d’« endless september » ouseptembre sans fin.

Endless september, plus tard

Vingt ans après, tout a changé. Septembre sans fin s’étire maintenant tout au long de l’année, qui voit débarquer chaque jour sur les internets des millions de nouveaux utilisateurs prêts à consommer du service ou du produit sur le web comme au supermarché du coin.

Pourquoi nous raconte-t-il tout cela ? me direz-vous à juste titre. Pourtant la saison se prête assez bien à ces longues veillées vespérales près de l’âtre pendant lesquelles un vénérable patriarche pouvait jadis ainsi conter une geste ou une histoire merveilleuse…

Chacun a pu faire le triste constat de ce que je raconte. Je ne veux même pas parler deUsenet qui est devenu, à l’exception de quelques niches encore préservées, une bauge pestilentielle de laquelle n’échappent que des logorrhées prosélytes ou des insultes. Ces espaces thématiques en forme de forums ont été peu à peu remplacés par leurs insipides équivalents sur le web centralisé où le pire et le médiocre ne laissent que rarement émerger quelques bons moments. Et puis sont arrivés les réseaux sociaux en forme de cercles ou d’espaces plus ou moins publics et ouverts à des formes d’expression, certes triviales, mais qui ont le mérite de fournir aux utilisateurs — vous voyez, je finis par parler comme tout le monde — un certain nombre de fonctionnalités fort utiles : partage de photographies, de vidéos, d’œuvres musicales, littéraires…, échanges de services, de trucs, de bidouilles, de points de vue sur à peu près tout, la cuisine, le macramé, le code informatique, que sais-je encore… Certains thèmes, plus que d’autres, l’actualité politique en particulier, ont malheureusement laissé la voie libre à l’expression d’opinions nauséeuses parfois attentatoires à certains droits ou diffamatoires, injurieuses, racistes…

Mais là n’est pas la question. Je l’ai déjà dit, comme le futile, le médiocre est essentiel ne serait-ce que pour mieux discerner le sublime… Vous savez l’importance, si vous me lisez, que j’attache à l’exercice enfin entier, au sens de l’universalité, de la liberté d’expression(1, 2, 3). Je ne suis certes pas prêt à sacrifier cette dernière pour la remplacer par une sorte de bien-pensance conformiste, convenue, consensuelle, formatée et finalement insupportable. Je crois donc qu’il est possible, partout, de mettre en place des formes de régulation, de préférence sous la responsabilité des utilisateurs ou en concertation avec eux. Et puis il y a la loi, dont le respect ne peut être confié qu’à un juge indépendant et, en aucun cas, à des fonctionnaires ou à des marchands…

Le septembre sans fin de l’école

Il a commencé, lui, beaucoup plus tard, il y a un peu plus de dix ans, avec la généralisation de l’Internet domestique et l’ouverture des Skyblogs dont un article de Rue89 racontait l’étonnante aventure il y a peu. Je vous en recommande la lecture :

« Au collège, si tu n’avais pas de blog, ça voulait dire que ta vie sociale était pourrie. »

« C’était un espace de liberté, une échappatoire bienvenue. »

Quand certains rédigeaient une Nétiquette en 1995, que d’autres rédigeaient des conventions d’usage sur les forums pour accueillir les nouveaux et réguler les dysfonctionnements, que faisait l’école dix ans plus tard pour permettre aux élèves d’exercer leur liberté d’expression, pour les former à une nouvelle citoyenneté numérique, pour les encourager à publier, à produire en toute responsabilité et considération des convenances ?

Elle faisait ça qu’on trouve toujours aisément en ligne :

 

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Des exclusions nombreuses, successives, d’élèves, le plus souvent des collégiennes ou des collégiens, à qui personne n’avait jamais expliqué ce qu’écrire quelques mots sur un blogue signifiait, au regard des convenances, de la réglementation et de la loi, à quipersonne n’avait jamais dit, à la maison non plus qu’à l’école, qu’il s’agissait d’user mais aussi d’abuser d’une liberté fondamentale, que ce qui était écrit restait et était visible de tous. Personne. Des sanctions par ailleurs totalement disproportionnées aux faits comme tentent de l’argumenter les parents d’une jeune fille exclue en écrivant au recteur de l’Académie :

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Que s’est-il passé après ? Rien. Oh, il y a bien eu quelques initiatives institutionnelles mais il s’agissait plus de rassurer les parents, la presse, les enseignants que de véritablement prendre en considération la demande forte d’éducation aux médias qui émergeait suite à tous ces problèmes.

Les plus fortes et évidentes de ces initiatives sont au nombre de deux, pas une de plus.

Tout d’abord, le B2i propose à chaque collégien, par exemple, de réfléchir, via l’item n° 2 de la compétence 4, dont le titre persiste à avoir une coloration exclusivement utilitaire et technologique, à « Adopter une attitude responsable ». Pour ce faire, il doit « connaît[re] la charte de son établissement et l’a[voir] signée en connaissance de cause », charte à la rédaction de laquelle, sauf cas exceptionnels, il n’a jamais participé. Enfin, le collégien en question doit de lui-même, car il est raisonnable bien sûr et capable d’initiative, « s’interroge[r] et s’informe[r] progressivement sur les lois se rapportant à ses usages numériques » ! Et le reste à l’avenant. C’est une certitude, le B2i, qui a d’abord été saboté par les corps d’inspection — je pèse mes mots — puis n’a été soutenu par ces derniers, par les professeurs et les chefs d’établissement, que du bout des lèvres, est, quatorze ans après la première mise en place, un échec monumental.

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Pour faire bonne mesure, le ministère s’est engagé, il y a quelques années, dans la réalisation du portail Internet responsable. Vous ne me ferez pas dire du mal de ce portail qui contient des ressources en grand nombre et d’excellente qualité, même si les conseils donnés aux jeunes distillent bien souvent une morale bien vieillotte et peu audible pour eux. D’une manière plus générale, qui le sait ? Qui s’en sert ? Les élèves sans doute pas… Leurs professeurs sans doute en très faible nombre. Les chefs d’établissement, un peu plus souvent. Là où on pouvait attendre un dispositif efficace et pertinent d’éducation aux médias, on a un site institutionnel très riche mais… très institutionnel.

Le créneau, par ailleurs, doit être bien vide et aussi bien attrayant pour que chacun se préoccupe (CNIL, Hadopi, France TV, Canopé…) d’éducation aux médias ! Tout le monde, en effet, n’a pas la chance d’avoir près de chez soi une association aussi pertinente et efficace que Fréquence-Écoles, qui mériterait meilleures exposition et considération de la part des pouvoirs publics.

Septembre ne s’arrête toujours pas

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Aujourd’hui, vingt ans après la Nétiquette, 10 ans après les Skyblogs, Facebook est passé par là depuis 2008 avec son lot d’erreurs et d’abus, avec ses images et commentaires peu reluisants, avec ses réussites aussi parfois, dans le cadre de l’expression des jeunes et de la démocratie lycéenne, par exemple.

Mais qui se préoccupe des réussites ?

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Comme, du côté de l’école, rien n’a changé, sauf les deux rustines 

mentionnées supra, l’une jamais appliquée ou presque, l’autre trop lointaine et institutionnelle, les problèmes ont continué avec leurs cortèges de réactions outragées, de dénis de la réalité, de têtes dans le sable pour ne rien voir et, surtout, d’exclusions temporaires ou définitives, seules réponses répressives de l’école à une préoccupation hautement éducative. Je vous fais grâce des détails qui sont parfois sordides.

Et puis sont arrivés d’autres jeux plus marrants, plus risqués aussi, jouant toujours avec l’anonymat et le droit à l’image, comme ChatRoulette, Snapchat, Ask.fm. L’appropriation et la généralisation des pratiques furent inégales selon les lieux, les groupes d’âges, les moments aussi. Elles étaient toujours accompagnées de formes de socialisation très enrichissantes mais aussi risquées, plus rarement, avec de nouvelles formes de harcèlement en ligne.


Selon Rue89, le dernier machin à la mode, sur smartphone évidemment, serait lancé encore par Skyrock et s’appelle Yax.it— Yax, c’est vraiment toi. Toutes ces applications sont maintenant disponibles et utilisées sur les seuls terminaux présents en permanence dans la poche du jean des jeunes mais aussi bien sûr dans leurs mains, même en classe. Le principe est simple : de manière complètement anonyme, sans création d’un compte donc mais avec la possibilité de choisir un pseudo, les ados envoient une photo ou un court message, le plus souvent les deux, l’un illustrant l’autre, suscitant les réactions et les commentaires, voir ci-contre, qui s’expriment sous forme textuelle ou photographique, ou les deux, et ainsi de suite…

Que fait l’institution ? Elle va attendre, comme d’habitude, que les premiers problèmes surviennent et que les premières sanctions tombent, pour commencer à se préoccuper de la chose, c’est à dire observer de nouvelles pratiques sociales chez les jeunes et construire une politique éducative. En général, elle attend très longtemps et c’est toujours trop tard. Il y a de fortes chances alors pour que les jeunes, les élèves, soient passés à autre chose…

Screenshot 2015-01-04-00-10-40-169x300Ah si, j’oubliais ! Dans le cadre du projet d’école numérique, un large et nouveau volet a été conçu appelé « Éducation aux médias et à l’information » ou ÉMI.

Attendez et ne rêvez pas ! Il ne s’agit pas d’enseigner tout de suite une éducation aux médias qui s’éclairerait de ces nouvelles pratiques médiatiques !

« L’objectif de la relance d’une éducation aux médias et à l’information est de permettre aux élèves d’exercer leur citoyenneté dans une société de l’information et de la communication, former des « cybercitoyens » actifs, éclairés et responsables de demain. »

Comment cela va-t-il se mettre en place ? Les réponses sont données sur le site du ministère : il s’agit d’intégrer « cet enseignement de manière transversale dans les différentes disciplines » et d’inscrire « ces compétences dans le futur socle de compétences, de connaissances et de culture ». Autant dire que ce n’est pas pour demain car l’écriture des nouveaux programmes disciplinaires est loin, très loin, d’être terminée, même si, nous dit-on, le Conseil supérieur des programmes sera clairement missionné pour ce faire et s’il est question de réfléchir, dès la prochaine rentrée à un cadre de référence et à des objectifs… Pourquoi attendre ?

Le reste, c’est cosmétique — rénover le Clemi, bigre ! — ou de l’information institutionnelle — le portail Internet responsable.

Même si j’adhère aux objectifs de ce nouveau dispositif d’éducation aux médias, même si je sais que, dans les classes et les espaces documentaires, de nombreux professeurs, dont sans doute de nombreux documentalistes, ont déjà commencé à travailler de manière fort efficace et adaptée, il n’y a dans ces premières mesures, force est de le constater, rien de bien neuf ni de révolutionnaire, ni surtout de très adéquat aux besoins. Il s’agit maintenanta contrario de prendre des mesures d’urgence, de mobiliser tous les personnels, cadres et enseignants, de bâtir un plan de formation et d’acculturation numérique et médiatique, de confier enfin clairement à l’école la mission impérieuse de mettre fin une fois pour toutes à sa politique répressive.

Et pendant ce temps-là, septembre ne prend toujours pas fin et s’alanguit…

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : //www.flickr.com/photos/14020964@N02/10058666085/" style="border: 0px; font-family: inherit; font-size: inherit; font-style: inherit; font-variant: inherit; font-stretch: inherit; line-height: 1.5; margin: 0px; padding: 0px; vertical-align: baseline; color: rgb(40, 33, 40); text-decoration: none !important;">lezumbalaberenjena via photopin cc

1. Éloge de la médiocrité… http://www.culture-numerique.fr/?p=26

2. Chacun doit pouvoir faire des fautes d’orthographe sur Internet… http://www.culture-numerique.fr/?p=235

3. Exercer sa liberté d’expression, ça doit s’apprendre aussi à l’école http://www.culture-numerique.fr/?p=1248

 

Dernière modification le mardi, 06 janvier 2015
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.