La période des désobéisseurs, dénoncés par les petits chefs et poursuivis par les moyens chefs, et l’accumulation de comportements autoritaristes favorisés par la culture managériale, le pilotage par les résultats apparents, ont terriblement détérioré les rapports entre inspecteurs et inspectés. Sans que personne ne s’en émeuve.
On pouvait légitimement espérer que l’alternance politique de 2012 et l’annonce de la refondation de l’école allaient changer les choses, imposer au moins le respect, rétablir la confiance, en redéfinissant les missions et les pratiques d’un corps dont l’image se dégradait depuis longtemps. Au lendemain de la loi d’orientation de 1989, j’avais, comme responsable syndical soucieux de l’avenir du corps qu’il représentait, lancé une réflexion et organisé un colloque sur « l’inspecteur du 21ème siècle, scénario pour un nouveau métier ». En 2000, Dominique Senore analysait, l’obsolescence des pratiques dans « Pour une éthique de l’inspection » (ESF). Plus tard, en 2003, Emmanuel Davidenkoff et Brigitte Perucca lui consacraient tout un chapitre dans « La République des enseignants » sous un titre terrible «Figures menaçantes » (Jacob Duvernet). Au lendemain de la loi d’orientation de 2012, Patrick Roumagnac, secrétaire général du Syndicat des Inspecteurs de l’Education Nationale (UNSA) reprenant mon slogan, déclarait lui-même qu’il n’y aurait pas de refondation de l’école sans refondation de l’inspection. Le syndicat minoritaire, le SNPI (FSU) avait proposé quant à lui une voie et un progrès possibles avec un code de déontologie à finaliser avec les syndicats d’enseignants. Les déclarations et les intentions n’ont pas abouti. Il faut dire qu’une proportion importante des inspecteurs, fort bien instrumentalisés par un pouvoir qui avait besoin de contremaîtres, croyait avoir trouvé une nouvelle virginité avec la technicisation, la déshumanisation du métier. Le pilotage par les résultats apparents, outre ses aspects marqués par le snobisme (image du « jeune (?) cadre dynamique »), les engageait dans les formes « modernes » du management empruntées au monde économique.
La situation n’a cessé de se dégrader[1] d’autant que le changement des conditions du recrutement des inspecteurs [2] et la suppression de leur formation remplacée par un quasi formatage intensif, ont détérioré gravement leur place dans le système, voire leur utilité.
Les observateurs les plus avisés du fonctionnement du système n’ont pas manqué de remarquer que dans le même temps où les inspecteurs se sont mis à jouer au manager autoritariste, le monde économique découvrait la faillite de la pensée managériale. Dans un article du Monde le 23 janvier 2015, Vincent Giret présentait le livre de François Dupuy, « Lost in management » (Edition du Seuil)[3] qui recèle, sans que l’auteur le sache, un procès sans concession de la gouvernance du système éducatif français. On pourrait reprendre l’article mot pour mot, ce qui, en soi, est déjà terriblement inquiétant pour une institution qui n’est pas une entreprise, et qui devrait placer l’humain et les valeurs au cœur de son fonctionnement. Les extraits que je copie ci-après en regrettant de ne pouvoir publier la chronique entière, sont lumineux
La faillite de la pensée managériale
Le management tourne en rond comme les bras d’un moulin à vent. Les modes ses succèdent mais les mystères et les obstacles demeurent : pourquoi une décision prise au sommet ne parvient pas à s’appliquer ? Pourquoi un défaut, une erreur, une dérive constatée par tous, n’est pas corrigée ? Pourquoi tant de résistances au changement quand l’intérêt de tous semble être de s’adapter au plus vite ? La liste est longue de cet inventaire à la Prévert qui n’a finalement pas pris une ride depuis Taylor, l’inventeur de l’organisation scientifique du travail
Les managers et les cadres supérieurs ont cette fâcheuse tendance à croire que l’histoire commence avec eux, une sorte d’âge zéro du management. Ils confondent la structure avec l’organisation, nécessairement complexe, à la fois formelle et informelle, mouvante, faite de coopérations, de rapports de force, de « deals » implicites que les acteurs déploient au quotidien. Changer les comportements et donc l’organisation (NDPF : la pyramide, les tuyaux d’orgue et les parapluies à chaque étage, les injonctions indiscutables descendantes…) est une tâche bien plus ardue que de décréter…
Les découvertes du sociologue ne cessent de préoccuper. Il décrit avec précision toutes les conséquences des pratiques managériales avec des mots qui parleront aux enseignants du terrain : diminution de la durée effective du travail, désinvestissement… En cause : la multiplication des process, les batteries d’indicateurs générateurs de stress, les mécanismes de coercition, l’ingratitude de la gestion des hommes, la difficulté à assurer aux salariés une forme moderne et rénovée de protection qui fait défaut, la société de la défiance qui s’est répandue, le décrochage du discours managérial par rapport à la réalité, l’encadrement étant une petite société conformiste qui formate les esprits. Etc, etc
Une lettre de 2008 à méditer en 2015
La lettre de cette directrice [4] est très éloquente. Enfant de hussards noirs de la République, qui n’était pas une rebelle, qui n’était pas une nulle, loin de là, qui avait des années d’expérience de militante pédagogique, qui n’avait jamais eu de problème, elle a pu être détruite par une inspection. Aujourd’hui, en 2015, le système est plus sophistiqué : les enseignants en désaccord avec la parole sacrée de leur inspecteur ou ayant commis une erreur, sont convoqués le mercredi après-midi au tribunal de l’inspection académique, par un juge tout puissant – souvent l’inspecteur adjoint à l’inspecteur d’académie - qui menace, admoneste, donne des leçons, sanctionne, exige, impunément.
Cette lettre authentique pourrait être réécrite et complétée aujourd’hui. Elle est à méditer à la lumière du rêve de refondation.
Je voulais vous remercier pour vos écrits
Luc m’a dit que vous étiez à la retraite. La lecture de votre dernier article sur le site de Philippe Meirieu ne me le laissait pas penser. J’ai découvert il y a quelques années votre texte « L'évaluationnite, le malheur de l'école » que j’ai largement diffusé autour de moi. Il est même en annexe à mon projet d’école !
Je ne suis pas IEN mais directrice d’école maternelle en ZEP REP (région parisienne) depuis plus de 20 ans et donc plutôt en fin de carrière. Je suis passionnée par l’éducation et les questions de pédagogie (j’ai repris il y a quelques années des études universitaires sur les questions de politiques éducatives en zep), et je lis toujours attentivement les écrits sur ces questions
Je me demande comment vous (et vos collègues Gauzente, Rocquet, Bobichon[5] ) avez pu rester dans cette institution en étant aussi lucide sur ses dysfonctionnements?Une grande partie de vos analyses me semblent tout à fait valables et transposables dans d’autres secteurs de la société, notamment ce qui concerne les relations d'autorité et de pouvoir, les "avalages" de couleuvres perpétuels, la culture des indicateurs, les questions de loyauté ...
Pour ma part, je n’ai plus que quelques années à faire dans cette « belle maison » et celles qui viennent de s’écouler ont largement battu en brèche ma motivation … (il est vrai que je passe l’essentiel de mon temps à changer des couches et surveiller des siestes !)
Je dis cela mais je fais toujours au mieux pour l’école et les élèves !
J’apprécie votre humanité, le regard bienveillant que vous portez sur les enseignants, les enfants, la lucidité de vos observations sur les réalités de la relation éducative. Les valeurs que vous portez sont aussi les miennes [6]
Je suis en conflit avec mon IEN, parfait cadre de l’éducation nationale comme vous le décrivez si bien : ordinateur, statistiques, camemberts, et cie. Pas un regard sur les enfants.
Parce que je ne suis pas dans le moule du béni oui-oui, il me qualifie d’atypique … Récemment, nos relations ont franchi un cap vers un conflit plus ouvert puisqu’il nous a imposé en dépit des textes officiels, une organisation-type pour la fameuse NOS malgré notre proposition bien étayée d’une aide personnalisée en maternelle. Il me reproche d’être critique avec le système, pas loyale … d’être passéiste et ne pas aller de l’avant et ne pas saisir le train des réformes. Si elles me semblaient aller dans le sens d’un quelconque progrès pour les enfants !
A chaque réunion de directeurs, il nous dit qu’ « un fonctionnaire doit fonctionner », que l’éducation coûte cher, et qu’elle doit être rentable, que nous devons remonter la moyenne de nos évaluations de x points l’année prochaine, etc. Nous n’avons que le droit de nous taire, de faire le dos rond comme s’appliquent d’ailleurs à le faire tous mes collègues directeurs …
Mais est-ce ainsi que l’on formera des enfants curieux et heureux d’apprendre ?
En fait, à la longue, j’en arrive à me demander si ce n’est pas moi qui suis dans l’erreur ...
Mais ne croyez pas non plus que je veuille jouer les « Calimero ». Je ne sais pas si j’ai raison de résister et de conserver des convictions qui s’appuient sur des valeurs fortes, mais la lecture de vos articles me met du baume au cœur et me redonne de l’énergie. Il y a bien longtemps, un de mes premiers inspecteurs (ancienne génération !) m’avait dit de toujours garder l’esprit ouvert et la critique constructive …. Ça ne m’a pas fait gagner du galon !
Ce qui me fait le plus de mal en ces temps agités et sans vision, c’est de voir combien on décourage ceux qui sont chaque jour au charbon, l’empilement des réformes successives, les paperasses inutiles, la formation quasiment nulle.
De l’inspection à l’accompagnement, dans le respect et la confiance
Les solutions existent pourtant : le respect, la confiance, la mobilisation de l’intelligence collective des acteurs, l’accompagnement expert [7] souvent sous la forme la plus hypocrite du conseil factice : « Madame ou Monsieur aurait pu, aurait du, pourrait, devrait… » et si Madame ou Monsieur n’a pas su, il ou elle a eu tort et il faudra qu’il ou elle se mette au travail … comme si il ou elle ne travaillait pas. Au moment où l’on parle tant de la notation des élèves, il serait urgent de se préoccuper de celle des enseignants !
Mais il faut une bonne connaissance des réalités et un courage politique à toute épreuve
Comment peut-on refonder l’école en ignorant les réalités, toujours déformées par le filtre ascendant de la pyramide, et en manquant de courage politique ?
Redisons-le encore : on ne pourra pas refonder l’école sans refonder l’inspection et la gouvernance du système éducatif.
Le 14/02/2015
Pierre Frackowiak
[1]Un seul exemple qui surprendra sans doute les lecteurs : les inspecteurs du premier degré « débarquaient » dans les classes sans prévenir et en disant souvent « faîtes comme si je n’étais pas là ». Lorsque le ministère a considéré que cette pratique policière était inadmissible et que les enseignants devaient être informés, une grande majorité des inspecteurs a contourné la recommandation, et c’est toujours le cas en 2015, en annonçant une inspection entre le premier et le 15 du mois, et même – le sadisme n’a pas de limite – dans le 3ème demi trimestre. On peut trouver tous les prétextes pour continuer à surprendre : le nombre de réunions, les urgences, la saturation, etc. Responsable du SIEN dans le Nord, opposé à cette pratique dès mon début de carrière en 1978, j’avais obtenu de l’inspecteur d’académie que le lundi soit banalisé pour les réunions afin que les inspecteurs puissent exercer leur métier. Il est vrai que depuis 2008, mon départ en retraite, les inspecteurs passent plus de temps en réunion que dans les classes et surtout, sont toujours aux ordres.
[2] Un ami, inspecteur général, me parle d’une baisse de niveau… je n’ose le croire.
[3] Merci à Georges Gauzente, mon camarade de promotion (1978/1980), de m’avoir conseillé ce livre pour me sortir de ma polarisation pédagogique excessive.
[4] J’espère qu’elle lira ce nouveau texte. Je la remercie pour son témoignage. Mais je pourrai faire un livre avec la masse des témoignages que je reçois de partout en France, directement ou transmis par des amis dignes de foi, Philippe Meirieu, Eveline Charmeux, des militants des mouvements pédagogiques –souvent martyrisés- et des collègues inspecteurs en activité, exigeant l’anonymat (car « ça craignait » sous un gouvernement libéral autoritaire, et « ça craint » toujours sous un gouvernement de gauche), décrivant les dérives des échelons supérieurs de la pyramide. C’est toute la gouvernance du système qui est à revoir.
[5] D’éminents collègues et amis qui avaient écrit un livre magnifique au CDDP de la Marne en 1994 (un exploit !) : « Inspecteur, un nouveau métier ». D’autres collègues et amis ont aussi tenté de faire évoluer le métier . J’ai une pensée pour Alcide Carton et Dominique Momiron du SNPI. Je me souviens aussi d’une parole forte d’un autre grand ami, Michel Marucelli, ancien secrétaire général du SNIDEN (devenu SIEN), résigné et lucide, qui devrait faire réfléchir aujourd’hui encore sur le syndicalisme : « Je suis d’accord avec toi, mais si l’on adoptait et affichait tes propositions, on perdrait ipso facto la moitié de nos adhérents ! ».
[6] On me parle souvent de mon texte écrit en 2007, alors que j’étais encore en activité, « je suis content, je pilote » http://www.meirieu.com/FORUM/frackowiak_inspection.pdf . C’est l’un de mes écrits qui ont eu le plus grand succès. Dans un département de la région parisienne, à l’initiative d’un syndicat d’enseignants, il avait été affiché dans les bureaux de direction de toutes les écoles. Je pourrais le réécrire sans le moindre changement hélas.
[7] Je n’ai jamais oublié cette recommandation fort ancienne de Philippe Meirieu : « La meilleure manière pour un ex-pair de prouver qu’il est devenu un expert, est de faire la classe et de montrer sa capacité à problématiser pour dialoguer »
Dernière modification le jeudi, 12 mars 2015