L’état de l’art
Faisons le point. Sans retourner trop en arrière, se tient, à l’initiative de l’ancienne directrice de la DNE, Catherine Becchetti-Bizot, en marge des dernières « Boussoles du numérique » à Bordeaux-Cenon, les 14 et 15 octobre derniers, un séminaire exceptionnel du Plan national de formation intitulé « Le numérique : nouvelles manières d’apprendre, nouvelles manières d’enseigner ». Au programme, du beau monde : Philippe Meirieu, André Tricot, d’autres encore… notamment de nombreux enseignants venus dire leur expérience de la classe inversée.
Sitôt « débarquée » de la DNE, l’été dernier, Catherine Becchetti-Bizot s’est vue confier une mission d’étude « des pratiques mobilisant des pédagogies actives liées à l’utilisation des outils et ressources numériques » à laquelle elle travaille d’arrache-pied, parcourant la France pour y rencontrer les collègues qui pratiquent la classe inversée.
Un site est dédié au sujet à l’initiative de l’association « Inversons la classe » qui détaille les événements passés et à venir, la semaine de la classe inversée (CLISE 2016) qui a eu lieu du 25 au 29 janvier dernier et s’est tenue sous le haut patronage de la ministre, puis, en juillet prochain, le congrès de la classe inversée (CLIC 2016) qui suivra celui déjà organisé en 2015. Un séminaire était organisé dans l’académie de Créteil, à Champigny-sur-Marne, en présence de Catherine Becchetti-Bizot et de Marcel Lebrun.
Tout récemment, l’événement Eidos64 à Bayonne, mentionné sur la carte ci-contre, qui proposait de réfléchir à l’excellent sujet « Former l’Honnête homme 2.0, citoyen numérique », a demandé à de nombreux collègues d’animer des ateliers sur le sujet.
Les Cahiers pédagogiques consacrent un article au sujet où Caroline Jouneau-Sion dit ses réussites mais aussi ses doutes — j’en reparlerai. Dans deux articles, Canopé a demandé à Isabelle Nizet et Florian Meyer, deux enseignants-chercheurs québécois, ce que la classe inversée pouvait apporter aux enseignants et aux élèves. Canopé a aussi publié un ouvrage « Classes inversées » — notez le pluriel — écrit par Julie Lecoq et Marcel Lebrun, ouvrage dont il existe même une version numérique. Le journal Le Parisien Étudiant a consacré récemment un article à propos de la classe inversée. Tout récemment encore, Patrick Jakobowski fait l’état, dans un article sur Educavox, des ressources existantes sur le sujet.
De son côté, dans une vidéo disponible en ligne, Bruno Devauchelle exerce son regard critique puis partage une présentation.
Et, bien sûr, la classe inversée est présente sur Wikipédia dans un article fort complet.I
Tous mentionnent, parmi ceux qui ont le plus, en Europe, réfléchi à ce sujet, Marcel Lebrun dont j’avais déjà mentionné la présence à la dernière journée de CLISE 2016. Ce dernier présente, par exemple, un diaporama fort complet intitulé « Enseigner à l’envers, apprendre à l’endroit ou l’inverse ? » dont il s’est servi il y a quelques mois à l’université de Lorraine.
Les interrogations, les doutes
Vous le savez maintenant, je passe pas mal de temps, çà et là, dans des colloques sur le sujet du numérique éducatif et j’y rencontre pas mal de monde. J’avais déjà eu l’occasion d’y croiser nombre de ceux, professeurs d’école, de collège, de lycée ou même de l’enseignement supérieur, qui mettaient en œuvre cette pédagogie inversée. Je ne citerai pas ici tous leurs noms tant ils sont nombreux. J’aurais trop peur d’en oublier. Qu’ils me pardonnent ! Tous ces collègues, je le sais, ont les yeux qui brillent et, je n’en doute pas une seconde, ont l’innovation chevillée au corps. Leur travail est admirable et leur enthousiasme fait plaisir à voir.
Mais je n’avais pas vraiment pris le temps de m’intéresser à tout cela. Dans ces mêmes rencontres, j’ai eu aussi l’occasion de retrouver d’autres collègues particulièrement brillants et dont j’estime la hauteur de la réflexion sur la transformation numérique de l’école. Ils m’ont fait part, à propos de la classe inversée, de leurs doutes voire de leur agacement à voir ce sujet tant valorisé… au détriment parfois d’autres problématiques qui leur semblaient plus centrales. Vous ne saurez pas leurs noms, ils se reconnaîtront.
J’en étais là de ma réflexion quand, l’autre jour, est arrivé Marcel Lebrun sur Twitter avec ce tweet qui m’a laissé pantois :
Pour qu'une initiative pionnière soit qualifiée d'innovation, faut qu'elle percole dans le système. C'est le cas des #classeinversee, non ?
— Marcel Lebrun ن (@mlebrun2) January 30, 2016
J’ai alors interrogé, ce qui m’a valu une réponse en retour.
@michelguillou Pour moi non, redécouverte des pédagogies actives et régression par rapport à la question de la transmission du savoir.
— Cécile Morzadec (@CMorzadec) January 30, 2016
Redécouverte des pédagogies actives ?
Cécile Morzadec a évidemment raison. Il n’y a strictement rien de neuf à pratiquer des pédagogies actives, qui assignent un autre rôle à l’élève, une place différente dans la classe et combattent l’ennui et l’inattention. Comment ne pas penser d’emblée à Célestin Freinet qui, au début du siècle précédent, a bouleversé les pratiques pédagogiques avec les techniques qui lui sont propres et qui ont ouvert la voie aux progrès récents de la coopération, de la démocratie scolaire et de l’exercice de la liberté d’expression, dont on dit aujourd’hui, à propos de cette dernière, qu’il est indispensable de l’enseigner, sans d’ailleurs véritablement se donner les moyens de le faire ?
La plupart des valeurs scolaires que Freinet souhaitait promouvoir, qu’il appelait invariants, mettaient l’élève en situation d’acteur de ses apprentissages et de producteur d’information. La démarche expérimentale, qui fut au cœur plus tard de la pédagogie mise en œuvre dans les disciplines scientifiques, a largement été promue par Freinet et ses émules.
Célestin Freinet est loin d’être le seul à avoir pratiqué ce qu’on appelle aujourd’hui les « pédagogies actives », toutes méthodes qui consistent, pour l’essentiel, à apprendre ensemble par l’expérience. Elles sont en effet très présentes aujourd’hui dans la plupart des disciplines, à tous les niveaux, en particulier pour permettre d’acquérir les connaissances et les compétences du socle.
Le deuxième temps que prévoit la classe inversée, en classe, avec le maître, ne présente donc ni nouveauté ni originalité.
Plus ennuyeux et plus grave, à mon avis, il ne semble pas, a priori, présenter les caractéristiques propres d’une pédagogie qui s’inspirerait, pour ses modalités, de ce que propose et promeut la culture numérique. Ainsi, je n’ai pas l’impression que la collaboration, la co-construction pair à pair, la publication en ligne, la construction d’une identité numérique, l’acquisition d’une citoyenneté soient au cœur de la réflexion de ceux qui pratiquent la classe inversée.
Régression par rapport à la transmission ?
Cette question concerne évidemment le premier temps de la classe inversée, celui qui, au lieu de s’opérer en classe, va s’opérer ailleurs, à la maison de manière conventionnelle. Entendez par cet adjectif qu’un maître va, comme on faisait au siècle dernier, dire et montrer un certain nombre de choses, des informations, que l’élève va devoir s’approprier et pourra éventuellement restituer ou utiliser en classe.
Il existe un certain nombre de différences entre ce discours porté le plus souvent par des capsules vidéos que l’élève regardera chez soi et le cours magistral en classe.
En classe, le maître va à son rythme et surtout à celui de la classe, non dans son intégralité mais, si possible, dans sa diversité. Il s’arrêtera si un élève montre physiquement ou dit qu’il ne comprend pas, il reprendra son explication ou en changera les mots pour mieux se faire comprendre. Il ajoutera aux documents utilisés sa gestuelle propre et adaptée. C’est évidemment impossible à faire chez soi, sauf à recommencer ou à réécouter le discours enregistré ou encore à demander des explications autour de soi à des parents… pas toujours disponibles. La présence en classe du maître et des camarades est fondamentale. Dans ce microcosme d’apprentissage, la parole magistrale peut s’enrichir des commentaires des pairs. En évoquant la transmission en ligne, Caroline Jouneau-Sion commente : « Cette façon de transmettre le contenu du cours ne convient pas aux élèves qui ont une mémoire auditive ou visuelle car le cours n’est pas mis en scène ». Il ne reste plus grand monde, alors !
Mais restons sur la transmission. Aujourd’hui, avec le numérique, les informations sont partout, diffuses, considérables. La mission de l’école est donc moins de diffuser, dans un canal unique, la capsule vidéo, un discours formaté et déconnecté que d’accompagner l’élève dans l’appropriation personnelle ou collective de ces informations, en les triant et en faisant un choix raisonné, de les consolider pour en faire des connaissances, de construire avec ces dernières des savoirs.
De ce point de vue, oui, il s’agit d’une régression significative.
J’ai eu l’occasion — je vous recommande de le faire aussi — de visionner en ligne certaines de ces capsules vidéos élaborées par divers professeurs, dans diverses disciplines. Bien entendu, il n’existe pas un seul modèle de capsule — certaines sont d’une grande qualité — mais des tendances se dégagent pourtant qui m’ont beaucoup étonné. Très souvent, les objectifs d’apprentissage ne sont pas formulés de manière explicite. C’est d’autant plus étonnant que je ne doute pas qu’ils le soient effectivement, en classe. Très souvent encore, le discours tenu est monocorde, inaudible et le vocabulaire utilisé est complexe et savant, d’une densité telle qu’il outrepasse les facultés de compréhension des élèves. Sans doute un malheureux effet de l’exposition universelle ! Enfin, le discours s’accompagne généralement de documents peu visibles, parfois issus de manuels ou de leurs versions numériques, dont le commentaire strictement linéaire devient pesant et plus ennuyeux encore.
Si, comme le dit Célestin Freinet en le posant comme invariant, « l’enfant n’aime pas écouter une leçon ex cathedra », il n’aimera certes pas plus regarder ou écouter une leçon en ligne de cette piètre qualité-là.
Enfin, d’une manière évidente, si l’on parle de numérique à propos du dispositif de classe inversée, ce n’est que pour la raison que la première phase de ce dispositif pédagogique met en œuvre une séquence vidéo numérique. C’est peu, beaucoup trop peu. On est très très loin de l’école numérique et des pratiques personnelles des élèves, de leur manière habituelle de s’informer et de partager.
Vous avez dit « inégalité » ?
Je n’aime pas évoquer, a priori, à propos d’un dispositif ou d’un engagement éducatif ou pédagogique, la question des inégalités. En effet, ce questionnement est trop souvent avancé pour procrastiner ou ne pas avancer du tout, de telle manière que l’on ne puisse enfin se poser la question de les résoudre.
Mais là, les inégalités sont trop criantes. Loin de les aplanir, la classe inversée semble s’acharner à les renforcer, même si ce problème est, fort heureusement, mentionné dans tous les ouvrages ou documents de référence qui traitent de ce sujet. Tout le monde semble en avoir conscience.
En effet, même si c’est parfois compliqué, il est possible de gérer et d’aplanir les inégalités émergentes en classe. Prêter, par exemple, tel ou tel matériel à un élève, lui prodiguer un accompagnement personnalisé, anticiper ses difficultés déjà connues, lui proposer un parcours d’apprentissage qui lui convienne mieux sont des adaptations réalistes. Mais comment faire quand ces difficultés propres, ces inégalités fonctionnelles ou sociales apparaissent à la maison ? Comment faire quand l’unique ordinateur familial est déjà occupé ? Comment faire quand la pièce où s’en servir est polluée par les rires et les cris des frères et sœurs, interdisant de fait de se concentrer ? Comment faire, même si c’est rare, pour permettre à un élève d’accéder à ces capsules s’il ne peut le faire au domicile personnel ? Comment faire si l’élève ne comprend pas et qu’il n’y a pas un adulte près de lui disponible pour l’aider ? Comment faire comprendre aux parents que ce temps supplémentaire passé devant l’écran est un moment d’apprentissage qui doit être préservé et soutenu ? La question de la motivation est centrale : comment faire pour motiver tous les élèves ?
Enfin, comment faire si les élèves n’ont pas encore acquis les compétences minimales qui leur permettent une démarche personnelle autonome ? Il va de soi que tout est, de ce point de vue et, de manière générale, beaucoup plus simple avec les grands. Si la classe inversée fonctionne à peu près correctement avec des étudiants, elle est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre en collège ou en lycée professionnel ou plus tôt encore.
Alors, la classe inversée, un modèle à suivre pour l’école numérique ?
Pas certain, répondais-je en titre, anticipant ainsi cette conclusion.
« Les choses les plus innovantes et qui favorisent la transformation sont en chair et en os. Il est bien probable que l’outil le plus innovant sur la planète est un enseignant innovant, précédé peut-être par un élève engagé et innovant (quoique que celui-ci soit malheureusement tributaire du premier). »
Ces propos de Jacques Cool disent assez bien mon sentiment à ce sujet. Non, la classe inversée n’est pas un dispositif original, innovant ou pionnier. Non, la classe inversée ne fait pas avancer sensiblement l’école numérique. Elle peut néanmoins contribuer à faire progresser la pédagogie et les apprentissages en prenant beaucoup de précautions. Isabelle Nizet et Florian Meyer énoncent ainsi, dans un document en ligne, quatre conditions très détaillées indispensables à leurs yeux pour permettre la réussite. Elles concernent la posture de l’enseignant, sa décision de pratiquer une pédagogie centrée sur l’élève, les conditions d’enseignement et d’apprentissage, la qualité de l’environnement technopédagogique — que je n’aime pas ce mot ! —, la nécessité enfin de personnaliser l’approche en fonction des besoins des élèves. Puis ils concluent :
« Les limites de la classe traditionnelle encouragent les enseignants et les élèves à expérimenter un changement de rôle dans la classe inversée, mais tous n’y sont pas prêts. L’autonomie cognitive des élèves devient un enjeu essentiel de formation dans une société du savoir, mais cette autonomie cognitive doit, elle aussi, faire l’objet d’un apprentissage. »
Peu importent les dispositifs, finalement ! Comme le dit Jacques Cool, l’innovation est à chercher du côté de ceux qui mobilisent leur enthousiasme et leur courage, qui donnent de leur temps et de leur personne pour la mettre en œuvre, comme pour conquérir la nécessaire culture numérique.
De ce point de vue-là, je sais où se trouvent les yeux qui brillent… et ne doutent pas de la réussite de celles et de ceux qui les montrent.
Michel Guillou @michelguillou
Article publié sur le site : http://www.culture-numerique.fr/?p=4582
Dernière modification le mardi, 09 février 2016