« Une de plus, d’autres suivront » diront certains, accoutumés à voir l’Etat se pencher fréquemment sur le malade que serait à leurs yeux le « collège unique », et prescrire quelques potions de peu d’effets pour l’en guérir, mais suffisantes pour le maintenir en vie. D’autres – moins nombreux semble-t-il – voient dans les décisions qui viennent d’être prises de quoi espérer ce qu’ils pensent être un salutaire retour vers le collège d’antan, celui de l’époque où il était organisé en filières séparées, permettant que chaque élève y reçoive une formation adaptée à son profil, et facilitant le travail des enseignants qui bénéficiaient d’une plus grande homogénéité des élèves de chaque classe, propice à plus d’efficacité des apprentissages.
A chacun de se situer par rapport à cette double vision. Seul point de convergence ou presque : une majorité des acteurs de terrain s’accordent pour dénoncer le manque de moyens pour bien appliquer les décisions prises, le déficit en consultation préalable notamment au niveau territorial, le risque de dérive vers une école plus ségrégative … et se rejoignent pour en demander le report, voire la suppression pure et simple.
1. C’est quoi le « collège unique » ?
Cette appellation fut donnée à ce maillon de la scolarité mis en place par une loi en date du 11 juillet 1975, dite « loi Haby » du nom du Ministre de l’Education Nationale qui, durant la présidence de Giscard d’Estaing, supprima les trois filières séparées de collège qui existaient jusqu’alors pour les fusionner en une seule, repoussant à l’entrée en lycée le moment où les élèves se répartissent entre diverses filières différenciées.
Avant la réforme du 11 juillet 1975, en France, le collège était organisé en trois voies d’études séparées : le « collège d’enseignement secondaire (CES) », qui était un premier cycle de l’enseignement dispensé dans les lycées (voie longue en sept ans, conclue par l’examen du baccalauréat); « le collège d’enseignement général (CEG), d’une durée de quatre ans après le certificat d’études primaires » (voie courte conclue par le « brevet d’études ») ; « le collège d’enseignement technique (CET)». Pour organiser la répartition des élèves issus de l’enseignement primaire entre ces trois voies, outre l’obligation de réussite au certificat d’études primaires, on soumettait les candidats à la poursuite des études aux épreuves d’un « examen d’entrée en sixième » : à celles et ceux qui obtenaient les meilleurs résultats l’admission en CES, les candidats « moyens » passaient en CEG, le CET accueillait les moins bons.
Les objectifs visés par la « réforme Haby » étaient multiples. En tout premier, on lui assigna de bien accompagner la politique de démocratisation marquée par l’ouverture du collège à tous les enfants d’une classe d’âge, portée par la forte croissance démographique d’alors et la décision de faire passer l’âge de la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans à partir de 1959. Rappelons que la croissance du nombre des collégiens, longtemps modeste, a commencé à être forte à compter de 1950, et s’est accélérée entre 1950 et 1970, faisant passer les effectifs de collégiens de un à trois millions en vingt ans, ce qui est considérable. C‘était l’époque où le gouvernement annonçait fièrement l’inauguration d’un collège nouveau par jour en moyenne, ce qui permit d’apporter la scolarité en collège jusqu’aux zones géographiques les plus reculées.
Un consensus émergea progressivement pour décider d’un objectif de « 100% d’une tranche d’âge au niveau brevet », et conduisit à la conception d’un « collège unique », chargé de doter tous les élèves de ce que l’on que l’on nommait alors un « SMIC culturel commun ».
Cette politique fit l’objet de vives réserves et oppositions, exprimées par une majorité des enseignants et de leurs syndicats, qui étaient et sont encore fortement hostiles au surcroit d’hétérogénéité provoqué par cette nouvelle organisation du collège, et le nivellement vers le bas que représentait à leurs yeux l’objectif de doter tous les élèves d’un « SMIC culturel commun » et le placement de tous les collégiens dans des mêmes classes, proposant les mêmes programmes d’enseignement pour les mêmes disciplines. Une partie des familles aussi, notamment celles qui appartenaient à des catégories socio-professionnelles favorisées, qui soutinrent très majoritairement les critiques exprimées par les enseignants.
Dès la mise en place du collège unique, en 1977, on assista dans certains collèges à des actes de résistance par la décision de constituer des classes regroupant les élèves selon leurs niveaux respectifs, et ce bien que l’Etat prôna une organisation pédagogique dite « des trois tiers », exigeant que chaque classe de collège additionne environ un tiers de bons élèves, un tiers de moyens et un tiers de faibles. En outre, pour pouvoir atteindre l’objectif de réussite de tous les élèves, on suscita l’invention et l’introduction de « pédagogies d’accompagnement personnalisé des élèves », en particulier conçues pour venir en aide aux élèves en difficultés.
Loin de céder, l’Etat choisit de maintenir le collège unique, mais en proposant ou imposant des aménagements supposés suffire à surmonter les difficultés induites par cette réforme. Ce fut d’abord la mise en place de ce que, durant les années 1980, on a nommé « les pédagogies différenciées ; ce fut aussi « l’éducation prioritaire » qui se concrétise par l’introduction de dispositifs de soutien aux élèves les plus en difficultés (le dédoublement de certaines classes, une aide en petits groupes voire individualisée au profit des élèves en difficulté, l’incitation à gérer ces difficultés dans le cadre d’une autonomie pédagogique plus grande de l’établissement scolaire …).
Par la suite, chaque nouveau Ministre de l’Education nationale a été confronté à cette très complexe difficulté pédagogique qu’est l’hétérogénéité des élèves constituant une même classe de ce nouveau collège. Ce fut donc normalement le cas pour les deux derniers : Gabriel Attal – devenu Premier Ministre après cinq mois en tant que Ministre de l’Education Nationale – et Nicole Belloubet. Une différence importante cependant : ces derniers portent un projet de réforme du collège qui va beaucoup plus loin que ceux de leurs prédécesseurs depuis 1975, au point que certains y voient une volonté de revenir à un collège structuré par classes de niveaux, voire par filières.
2. De l’étude internationale comparative PISA à la volonté de réforme du collège unique :
C’est par un discours de présentation qui a fortement marqué les esprits, exprimé le 5 décembre 2023 par Gabriel Attal, qui était alors Ministre de l’Education nationale, que l’expression « choc des savoirs » a été mise sur le devant de la scène politique en général, éducative en particulier, pour désigner le projet de réforme du collège. Le facteur déclenchant découle en grande partie de la publication des résultats de l’évaluation internationale PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) qui, tous les trois ans depuis 2000, compare les acquis des élèves âgés de 15 ans dans 85 pays. Les domaines faisant l’objet de cette étude comparative réalisée en 2022 sont la culture mathématique, la culture scientifique, et la compréhension de l’écrit en langue maternelle.
Une fois de plus, l’étude PISA aboutit au constat que les jeunes collégiens français se classent globalement en rang moyen, ce qui n’a rien de flatteur. Mais surtout, si on ne considère que les 10% des élèves français les meilleurs, majoritairement issus de milieux sociaux favorisés, on constate qu’ils obtiennent des résultats parmi les meilleurs des pays faisant l’objet de cette étude, tandis que les 10% des élèves français les plus faibles, majoritairement issus de milieux sociaux défavorisés, obtiennent des résultats inférieurs à ceux des élèves les plus faibles des autres pays. En d’autres termes, à l’issue de l’enseignement primaire et des trois premières années du collège français, le système scolaire de notre pays fait la preuve de son incapacité à atteindre l’objectif de permettre à tous les élèves de se hisser vers un niveau de réussite digne de ce nom. Il est de ceux qui subissent les plus grands écarts entre les meilleurs élèves et les moins bons.
Comme beaucoup d’autres, le Ministre a été profondément choqué par ce mauvais positionnement des élèves formés en France, et en a conclu que c’est la preuve que notre système d’enseignement primaire et secondaire n’est pas suffisamment efficace. Il y aurait donc nécessité de le réformer en profondeur. Et pour bien enfoncer le clou, le Ministère de l’Education Nationale a publié dans le Bulletin Officiel de l’Education Nationale du 17 mars 2024 une note de service au titre évocateur (« Choc des savoirs, une nouvelle ambition pour le collège »), qui s’ouvre par une longue et édifiante présentation des évaluations PISA et fait observer que « cette situation se traduit, de fait, par l’installation durable de la difficulté scolaire, conduisant la majorité des élèves en grande difficulté à l’entrée en sixième à le rester jusqu’à l’entrée au lycée »
3. Le « choc des savoirs » où le collège tel que Gabriel Attal et son gouvernement le conçoivent :
Outre diverses déclarations d’intention étalées de novembre 2023 à mars 2024, les grands contours de cette réforme sont présentés officiellement par deux textes réglementaires en date du 16 mars 2024 : le décret N° 2024-228 « relatif à l’accompagnement pédagogique des élèves scolarisés en collège », et le décret N° 2024-229 « relatif à la mise en place, pour l’année scolaire 2024-2025, d’une phase pilote de l’instauration d’un cycle préparatoire à la classe de seconde »
Tous deux ont été publiés au Journal Officiel et au Bulletin Officiel de l’Education Nationale. On y a ajouté une « note de service » en date du 15 mars 2024, qui se veut plus « pratique » que les deux décrets précités en exprimant quelques précisions concernant l’organisation des enseignements en groupes, leurs contenus pédagogiques, la façon d’ajuster les enseignements dispensés en groupes aux besoins des élèves… D’autres textes réglementaires sont en préparation, qui ne manqueront pas de s’ajouter dans les semaines prochaines, malgré la vive opposition d’une majorité de syndicats d’enseignants, de syndicats et associations de personnels de direction, de parents d’élèves… Sur ce point, la Ministre de l’Education Nationale s’est montrée très déterminée : interrogée sur France Inter le 7 avril 2024 sur ces diverses oppositions, elle a fermement répondu : « je ne leur laisserai pas le choix ! ». C’est donc un véritable « bras de fer » qui est engagé.
Concernant le premier de ces deux décrets, il y est rappelé que « lorsqu’il apparait qu’un élève risque de ne pas maîtriser certaines connaissances et compétences attendues à la fin d’un cycle, il implique des pratiques pédagogies diversifiées et différenciées ». Et d’ajouter que désormais, pour s’efforcer d y remédier, à compter de la rentrée de 2024 pour les classes de sixième et cinquième, puis de la rentrée de 2025 pour les classes de quatrième et troisième, « les enseignements de français et mathématiques, sur tout l’horaire, seront organisés en groupes pour répondre aux besoins des élèves (…). La composition des groupes s’appuie sur l’analyse par le chef d’établissement et les équipes pédagogiques des besoins spécifiques de chaque élève ». Elle « est réexaminée au cours de l’année scolaire afin de tenir compte de la progression et de la diversité des besoins des élèves ». Enfin, il est précisé que « les groupes qui comportent un nombre important d’élèves en difficultés sont en effectifs réduits, le nombre d’une quinzaine d’élèves pouvant à cet égard constituer un objectif pertinent ».
On note qu’entre les déclarations qui, dans la courte période où Gabriel Attal était Ministre de l’Education Nationale, annonçaient la future création des « groupes de niveaux », et la date de publication du décret du 17 mars 2024, il y a eu évolution sémantique. La nouvelle Ministre de l’Education Nationale a bien senti que cette expression clivante et stigmatisante ne manquerait pas d’alimenter les oppositions. Elle est donc passée à l’expression « groupe de besoins », et dans sa mouture finale, le décret évoque la volonté d’une organisation en « groupes pour répondre aux besoins des élèves ». C’est là une terminologie plus neutre, mais qui, pour autant, ne change rien à un principe porté par cette réforme qui est de voir le collège unique mis en place en 1975 se muer en une organisation plus différenciée et diversifiée, qui pourrait être un premier pas de côté, au service d’une politique qui réintroduirait des filières séparées et donc reviendrait vers l’esprit du collège d’avant la réforme Haby. Le gouvernement s’en défend bien sûr, mais le doute est permis.
Le second décret est « relatif à l’instauration d’un cycle préparatoire à la classe de seconde », et ce dès la rentrée de 2024. De quoi s’agit-il ? Pour bien comprendre cette décision, il faut partir du constat que, tout au long des années 1980/2020, les taux de redoublement en collège, et notamment lors du passage de collège en lycée en fin de troisième, se sont effondrés : en fin de classe de troisième, alors qu’il était proche de 10% en 2000, il a baissé jusqu’à 3% aujourd’hui.
Cette évolution découle en partie de diverses mesures ayant permis de placer le pouvoir de décision finale entre les mains des parents d’élèves, consacré par le décret N°2005-1014 du 24 août 2005, et un arrêté en date du 5 décembre 2005, rendant le redoublement « exceptionnel » et n’étant désormais possible que sur demande des familles, et avec l’accord du conseil de classe. Comme alternative au redoublement, ces textes réglementaires invitent les équipes de direction et pédagogiques des établissements scolaires à privilégier le passage en classe supérieure, avec « mise en œuvre d’un dispositif d’aide » au profit des élèves en difficulté, à définir pour chaque élève concerné, dans le cadre d’un « programme personnalisé de réussite éducative ».
En outre, le passage en classe de seconde des lycées a longtemps été conditionné par l’obligation de réussite aux épreuves du brevet, examen final des années collège. 0r, alors qu’il était encore Ministre de l’Education Nationale, Gabriel ATTAL – actuel Premier Ministre – a en plusieurs occasion exprimé sa volonté de redonner au brevet (aujourd’hui nommé « diplôme nationale du brevet ») un peu de son lustre passé en en refaisant une condition (parmi d’autres) du passage en lycée. Il est vrai qu’il y avait quelque chose d’incongru dans le fait qu’à l’issue du « collège unique », certains élèves pouvaient être admis en seconde bien qu’ayant échoué à se doter de ce diplôme, et certains autres non admis bien qu’ayant réussi. Par la suite, Nicole Belloubet a confirmé ces annonces, et a concrétisé les choses en édictant le décret N° 2024-229 du 17 mars 2024 dans lequel il est écrit (article 1) qu’à compter de la rentrée 2024, à titre expérimental, « il sera mis en place des classes préparatoires à la classe de seconde (…) accessibles aux élèves admis dans une classe de détermination des voies générale et technologique ou de seconde professionnelle (des lycées), n’ayant pas obtenu le diplôme national du brevet (…) et qui sont intéressés par ce dispositif ».
En l’état actuel des choses, ces classes préparatoires à la classe de seconde des lycées seront peu nombreuses, donc proposées par un petit nombre de lycées. Les programmes des enseignements à dispenser dans le cadre de cette classe préparatoire, et leurs horaires hebdomadaires, figurent en annexe du décret précité. « L’organisation et la mise en œuvre de cette formation s’appuient sur un ou des projets pédagogiques dont la thématique est définie par l’équipe pédagogique, à partir de l’identification des besoins, et validée par le chef d‘établissement »
4. Comment mettre en œuvre les « groupes de besoin » ? :
Le principe général porté par les deux décrets pré cités et la note de service qui les accompagne est donc qu’il convient (dès la rentrée de 2024 pour les classes de sixième et cinquième, 2025 pour les classes de quatrième et troisième) de répartir les élèves en « groupes de besoin », pour les matières fondamentales que sont les mathématiques et le français, et ce tout au long de l’année scolaire. Il est précisé que ces groupes seront constitués prioritairement pour rassembler les élèves les plus en difficulté, dans des groupes à effectifs réduits. Dans un souci de ne pas figer cette nouvelle organisation sur l’année entière, la note de service pré citée dit que « par dérogation, et afin de garantir la cohérence des progressions pédagogiques des différents groupes, les élèves pourront à titre dérogatoire, être rassemblés dans leur classe de référence, pendant une ou plusieurs périodes, de une à dix semaines dans l’année ». Bel exemple d’usine à gaz ! Bon courage aux équipes pour s’y retrouver et passer au stade de la mise en œuvre.
En outre, dans ces textes réglementaires, il est très clairement écrit que cette nouvelle organisation « s’appuie sur l’analyse, par le chef d’établissement et les équipes pédagogiques, des besoins spécifiques de chaque élève, telle qu’elle résulte des conseils école-collège, de l’expertise des professeurs et de l’exploitation des résultats des évaluations de début d’année en collège ». On ajoute que « ces groupes peuvent porter sur divers aspects : l’un des domaines des évaluations nationales (notamment de rentrée en classe de sixième), une partie du programme, ainsi que différentes compétences transversales, par exemple la capacité à se concentrer, à mémoriser ou à organiser son travail ». Voilà pour ce qui est du cahier des charges. Notons qu’une fois encore, cette façon de précéder confirme une tendance à n’user de cette logique du classement des élèves en « groupes de besoin » (ou autres modalités d’accompagnement personnalisé) que dans le seul but de venir en aide aux élèves en difficulté. Nul ne doute que c’est là un objectif qu’il convient de se fixer, mais doit-il être le seul ? Pourquoi ne se préoccupe-t-on pas plus qu’on ne le fait dans l’enseignement secondaire français d’aujourd’hui de permettre aux élèves les plus performants de s’élever plus encore ?Pourquoi si mal récompenser le mérite des meilleurs ? Se fixer un objectif d’amélioration de la réussite des élèves les moins performants c’est bien ! Le faire tout en proposant à celles et ceux qui sont les plus performants des enseignements en « groupes de besoin d’excellence », ne serait-il pas mieux ?
5. Les moyens nécessaires seront-ils au rendez-vous ?
Comme chacun peut s’en douter, une telle réforme n’a de chance d’être bien appliquée que si les moyens nécessaires sont octroyés aux établissements scolaires concernés. Les autorités ministérielles et académiques ne cessent d’affirmer que ce sera le cas. La majorité des responsables de syndicats et associations d’enseignants, personnels de direction, parents d’élèves … y croient d’autant moins que chacun sait désormais que la tendance est aux restrictions budgétaires, et que l’Education Nationale n’échappe pas à l’exigence nationale de restreindre la dépense publique. « Qui peut croire que le Ministère de l’Education Nationale va nous déléguer les moyens en ressources humaines et financiers que cette réforme exige, alors que dans le même temps, il nous est demandé de nous préparer à nous serrer la ceinture, donc d’accepter de voir le budget de l’Education Nationale baisser dès 2024, dans le cadre du plan national d’économies, et ce sur plusieurs années ? En réalité, nous avons bien compris que si la réforme du collège se met en place, ce sera en grande partie en demandant aux équipes de chaque établissement de se débrouiller en plus ou moins grande partie avec les moyens préexistants », nous déclare le Principal d’un collège qui souhaite que son anonymat soit protégé.
D’après la Direction des ressources humaines du Ministère de l’Education Nationale, la seule mise en place des « groupes de besoin » aux niveaux sixième et cinquième nécessiterait dès la rentrée 2024 la création de 2330 postes supplémentaires de professeurs de mathématiques et lettres, auxquels devront s’ajouter autant de plus à la rentrée 2025, pour pouvoir étendre ce dispositif pédagogique aux classes de quatrième et troisième. Or, ces deux disciplines sont d’ores et déjà fortement déficitaires, nombre de postes offerts aux concours nationaux de recrutement n’étant pas pourvus faute d’un nombre suffisant de candidatures, obligeant à des recrutements compensatoires de professeurs vacataires, nettement moins bien formés.
Comment dès lors, croire que l’on va pouvoir répondre de manière satisfaisante à de tels besoins ? Le Ministère a beau répondre qu’il devrait être possible d’y parvenir en recrutant des professeurs vacataires, en utilisant le vivier des professeurs de mathématiques et lettres partis ou se préparant à partir à la retraite dont une partie pourrait accepter de prolonger leur activité à temps complet ou partiel, en proposant à certains professeurs des écoles d’apporter leur contribution en contrepartie d’une rémunération attractive, en invitant celles et ceux qui sont en activité à augmenter le nombre de leurs heures supplémentaires, en organisant des « sessions spéciales » des CAPES de mathématiques et lettres modernes pour augmenter le nombre des recrutés dans ces deux disciplines…
Ce ne sont là que des hypothèses hautement incertaines, qui, au mieux, ne permettront que de satisfaire une partie des besoins. Quant aux moyens financiers que tout cela exige, le Ministère a annoncé qu’une importante partie proviendrait du passage de 26 à 25 heures par semaine du temps de formation hebdomadaire en collège. Rappelons que dans le cadre actuel, la grille horaire hebdomadaire des collégiens comporte quatre heures consacrées à divers enseignements complémentaires de ceux du tronc commun : l’accompagnement personnalisé, diverses activités interdisciplinaires, l’accompagnement aux devoirs…
Il a été décidé de réduire cette dotation horaire hebdomadaire à trois heures, libérant une heure qui sera désormais consacrée à la mise en place des « groupes de besoin ». Pour la rentrée 2024, cette « vingt sixième heure » devrait permettre de financer la création de 1500 postes nouveaux de professeurs de mathématiques et lettres. On est donc loin des 2330 annoncés comme étant nécessaires, auxquels viendront s’ajouter un besoin supplémentaire de 2330 postes supplémentaires qu’il faudra créer à la rentrée 2025.
La tentation du recours aux dotations horaires globales (DHG) de chaque collège
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6. Et si on faisait plus confiance aux capacités de placer de telles démarches dans le cadre d’un renforcement de l’autonomie des établissements et de leurs équipes ?
Une fois de plus, pour réformer le collège, le gouvernement s’est inscrit dans une logique « jacobine », en ayant une démarche fondamentalement centralisatrice et donc hiérarchique. A celles et ceux qui se situent au sommet de la pyramide hiérarchique revient le soin de penser et de décider par des textes réglementaires, aux acteurs de terrain la charge d’appliquer ces directives. Comme le faisait remarquer le sociologue des organisations Michel Crozier dans un livre célèbre paru en 1963 (« Le phénomène bureaucratique »), ce mode de fonctionnement hyper centralisé est particulièrement présent dans l’administration Française.
Il découle d’une conviction largement répandue qui est que toute décision émanant de l’Etat central devrait être appliquée en strict respect de l’obligation d’égalité, ce qui ne peut être garanti que par une gouvernance fondamentalement encadrée par l’Etat central. La façon dont a été conçue cette réforme du collège en France est typique d’une telle démarche. On a largement fait l’impasse sur la priorité qu’on devrait accorder à la consultation préalable des acteurs locaux, et donc de se fonder sur les réalités particulières propres à chaque territoire. Comme le font collectivement remarquer les signataires d’une tribune libre parue dans le journal Le Monde du 4 avril 2024 sous le titre « La démarche concernant les groupes de niveau est anachronique et inefficace », la démarche choisie par le gouvernement « méconnait un principe que formulait très clairement le sociologue Emile Durkheim il y a plus d’un siècle, dans « L’Evolution pédagogique en France » en considérant qu’« arrêtés et règlements (…) ne peuvent avoir d’autorité véritable que si l’opinion compétente les a devancés, préparés, réclamés, sollicités en quelque sorte, que s’ils en sont l’expression réfléchie, définie et coordonnée, au lieu de prétendre l’inspirer en la règlementant d’office ».
En d’autres termes, si on veut motiver les acteurs de terrain pour qu’ils mettent véritablement en œuvre une telle réforme, il convient de commencer par leur exprimer confiance et considération en ne perdant pas de vue le fait qu’un collège est certes placé sous la responsabilité de l’Etat central, mais que fondamentalement, il est ancré sur un territoire qui est doté d’un caractère propre. Perdre de vue ce principe c’est courir un grand risque de refus d’appliquer les normes descendantes et donc de tuer dans l’œuf toute tentative de réforme, fut-elle nécessaire. Si on va au bout d’un tel raisonnement, on peut concevoir un mode de gouvernance du système éducatif qui s’inscrirait dans le cadre de contrats tripartites élaborés entre les responsables et acteurs de terrain dans l’établissement, la ou les collectivités territoriales concernées (ville, commune, département, région selon le type d’établissement scolaire), et l’Etat. C’est selon nous ce qui manque le plus à l’accompagnement du projet de réforme du collège.
Conclusion :
La réforme du collège, telle que partiellement définie par les arrêtés numéros 2024-228 et 2024-229 du 17 mars 2024 (d’autres textes suivront) et par la note de service du 18 mars 2024, est une réforme qui, pour certains, « fleure bon le retour vers le passé », est tournée vers une époque où, tout au long des années collège, les élèves étaient incités à produire des efforts, à se montrer méritants, au sein de classes différenciées composées d’élèves aux niveaux nettement plus homogènes qu’aujourd’hui, où le pouvoir de décider du passage d’une année scolaire à une autre ou de redoubler était entre les mains des personnels de direction et des enseignants, ou nul ne pouvait entrer en seconde des lycée s’il échouait à se doter du brevet.
Cette vision conservatrice du collège repose sur l’idée que, malgré la massification des effectifs d’élèves entrant dans le collège unique, mêlant des élèves aux niveaux différents dans des classes indifférenciées où tous sont supposés pouvoir absorber les mêmes programmes d’enseignements fondamentalement généraux, tous les collégiens parviendront à se doter des acquis de base permettant d’entrer au lycée et de réussir les épreuves du brevet. Or, tel est loin d’être le cas, ainsi que le démontrent diverses évaluations comparatives comme l’étude PISA.
Dès lors, la tentation est forte de réintroduire en collège des filières différenciées, pour mieux répondre aux besoins et capacités différents des élèves, et donc de rompre avec le modèle du « collège unique ». Car il ne faut pas s’y tromper : la constitution en mathématiques et français de groupes selon les niveaux atteints par les élèves constitueraient une différenciation des contenus enseignés et une séparation des élèves, et ce bien avant l’âge de la fin de l’obligation de formation désormais fixée à 18 ans en France.
Certains cependant voient dans les diverses mesures de réforme du collège formulées dans les arrêtés du 17 mars 2024 une volonté de trouver une sorte de point d’équilibre entre les tenants de la ligne du maintien du collège unique, et les partisans du retour vers le collège aux filières différenciées. Il est vrai qu’en l’état actuel des textes réglementaires publiés, les groupes de besoin ne sauraient être considérés à eux seuls comme étant une réintroduction de filières séparées. T
outefois, en ajoutant à la création de ces groupes de besoin, le fait de rendre aux équipes de direction et d’enseignants le pouvoir de décision en matière de redoublement, en faisant de la réussite au brevet une condition nécessaire mais non suffisante du passage en lycée, en créant pour certains élèves des « classes préparatoires à la classe de seconde », on montre que les groupes de besoins ne sont pas un simple dispositif isolé s’inscrivant dans le cadre du collège unique. On peut y voir les premiers pas vers une réforme beaucoup plus en profondeur qui reviendrait sur le principe du collège unique.
Bruno MAGLIULO
Dernière modification le jeudi, 06 juin 2024