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Les humanités numériques : pourquoi sommes-nous concernés ?

A l'image de ce qu'elles désignent déjà dans la recherche et l'enseignement supérieur, les humanités numériques à l'École pourraient de même qualifier l'émergence d'un espace d'échange interdisciplinaire ayant l'éducation pour finalité et le numérique comme environnement et langage communs [Doc. 1 et 3].

Mais le fait d'accoler cet idéal de développement et de partage des savoirs (1) à un tournant technologique est aussi un rappel que les savoirs (dans leur construction, leur organisation, leur représentation et leur diffusion) s'inscrivent toujours dans un contexte sociotechnique donné (2) [Doc. 2].

Élèves, professeurs, chercheurs ayant pour objet commun le savoir et la façon dont il est construit, il peut être utile en effet de rappeler que notre vision du monde et notre savoir dépendent de médiations qu'il s'agit non seulement d'utiliser mais aussi d'étudier en tant que telles et dont il faut au minimum prendre conscience (3) [Doc. 5].

Il s'agit donc de penser le numérique comme culture et penser la culture et le savoir tels qu'ils sont modifiés par l'environnement numérique (qui est désormais l'affaire de tous et non des seuls techniciens).

Les humanités numériques à l'École sont donc à la fois un moment, celui que nous vivons depuis maintenant une décennie et un mouvement, ou une communauté, à laquelle il faut adjoindre les autres lieux de savoirs (bibliothèques/médiathèques, musées, centres culturels, centres de formation, etc.) ; une communauté académique au sens large [Doc. 5] telle qu'elle est appelée à se réinventer et à se ressourcer à l'heure du numérique, pris comme une chance et non comme un danger.

Les humanités numériques à l'École : quelle traduction pédagogique ?

Les humanités numériques à l'École peuvent se traduire par deux types d'action mobilisant l'ensemble des équipes éducatives :

- une veille continue sur la façon dont les processus de construction, de représentation et de diffusion des savoirs sont augmentés et/ou bouleversés par les mutations technologiques contemporaines et la "mise en données" des sciences (4) ;

- à partir des potentialités du numérique, l'introduction de modalités d'enseignement et d'apprentissage valorisant les diverses formes de travail collectif (contributif, collaboratif, utilisant notamment les réseaux sociaux et les outils d'annotation) "dans une démarche active, productive et citoyenne" (5) [Document 10].

Au fond, faire des humanités numériques, non comme spécialité ou discipline supplémentaire, mais comme tronc commun, c'est revenir aux sources mêmes de l'humanisme et du projet scolaire [Doc. 7 et 8 et schéma] en intégrant la littératie numérique dans la formation du citoyen, pour ne pas laisser les jeunes apprendre "le monde qui vient" sans l'École (6) [Doc. 6]. 

Notes

Notes

(1) Un idéal porteur au moins d'un triple héritage gréco-romain (Paideia, Humanitas, Académie), humaniste (celui de la Renaissance et des Lumières) et républicain (projet scolaire des fondateurs de la République).

(2) A savoir, et à très grands traits, une civilisation de l'oralité et du livre rare (Antiquité et Moyen âge), suivie d'une civilisation du livre diffusé puis industrialisé (époque moderne et contemporaine), sans oublier l'évolution des instruments de mesure, d'écriture, de trace et de recherche propres à chaque grand domaine de connaissance.

(3) "Nous avons les sciences de nos outils" comme le rappelle opportunément Dominique Boullier dans sa conférence en ligne sur les "sciences sociales de troisième génération" (octobre 2015).

(4) Voir notamment l'article de Frédéric Clavert, "Mise en données du monde, mise en données de l’histoire ?", 12/07/13

(5) Guide du numérique éducatif du Pôle numérique de l'académie de Créteil, site des Médiafiches, 2014. A noter que la nécessité de "Comprendre et intégrer les enjeux de la littératie numérique - S’informer sur les enjeux contemporains du numérique (réseaux sociaux, sécurité et confidentialité des données personnelles, économie de la connaissance, big data, mouvement des humanités numériques, etc.)" est désormais une exigence intégrée à l'offre de formation dans l'académie de Créteil.

(6) Pour reprendre une partie du titre de l'ouvrage collectif de 2011 : D. Kambouchner, P. Meirieu, B. Stiegler, J. Gautier et G. Vergne, L'école, le numérique et la société qui vient, Paris, Mille et une nuits, 2011

Parcours de lecture

Parcours de lecture

Document 1 : Manifeste des humanités numériques (collectif, 2010)

"1. Le tournant numérique pris par la société modifie et interroge les conditions de production et de diffusion des savoirs.

2. Pour nous, les digital humanities concernent l’ensemble des Sciences humaines et sociales, des Arts et des Lettres. Les digital humanities ne font pas table rase du passé. Elles s’appuient, au contraire, sur l’ensemble des paradigmes, savoir-faire et connaissances propres à ces disciplines, tout en mobilisant les outils et les perspectives singulières du champ du numérique.

3. Les digital humanities désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des Sciences humaines et sociales. (...)

  1. Nous, acteurs des digital humanities, nous nous constituons en communauté de pratique solidaire, ouverte, accueillante et libre d’accès.
  2. Nous sommes une communauté sans frontières. Nous sommes une communauté multilingue et multidisciplinaire.
  3. Nous avons pour objectifs le progrès de la connaissance, le renforcement de la qualité de la recherche dans nos disciplines, et l’enrichissement du savoir et du patrimoine collectif, au-delà de la seule sphère académique.
  4. Nous appelons à l’intégration de la culture numérique dans la définition de la culture générale du XXIe siècle."

Source : Manifeste des Digital Humanities, ThatTCamp de Paris, mai 2010

Document 2 : Le tournant numérique et computationnel (Marin Dacos et Pierre Mounier, 2014)

"Le « tournant numérique » concerne les humanités, certes, mais il concerne aussi désormais l’ensemble des domaines de l’activité humaine.(...)

" Au plus haut niveau de généralité, on pourrait dire que les humanités numériques désignent un dialogue interdisciplinaire sur la dimension numérique des recherches en sciences humaines et sociales, au niveau des outils, des méthodes, des objets d’études et des modes de communication."(...)

"Ce mouvement existe et se développe sur la base d’analyses automatiques de très grandes masses de données, ce qu’on désigne de plus en plus souvent par le terme de « big data ». Mais ce qui fait la particularité de ce mouvement très profond qui, encore une fois, touche toutes les disciplines scientifiques, n’est pas seulement l’accumulation d’un grand nombre de données. C’est que ces données sont analysables, mais aussi communicables, représentables, réutilisables, en un mot, mobilisables pour la recherche dans une proportion et avec une facilité sans commune mesure avec les périodes précédentes.

Dans toutes les disciplines, que ce soit en biologie ou en littérature, en physique nucléaire ou en anthropologie, l’objet étudié est converti, manipulé, analysé sous une catégorie commune : l’information, objet de calculs."

Source : DACOS Marin et MOUNIER Pierre, Humanités numériques – État des lieux et positionnement de la recherche française dans le contexte international, Institut français, 2014, p. 5, 15-16

Document 3 : Les humanités numériques comme espace d'échange interdisiplinaire (Aurélien Berra, 2014)

Dans cette intervention, Aurélien Berra propose notamment de définir les humanités numériques en ces termes : espace d'échanges entre disciplines (forum interdisciplinaire et interprofessionnel) avec le numérique comme vecteur de rapprochement voire d'unification des connaissances et porteur d'une approche méthodologique ("apprendre/comprendre en faisant").

Source : BERRA Aurélien, Espistémologie des humanités numériques, WebTV de l'Université de Lille 3, 2014

Document 4 : "C'est avant tout le texte qui m'importe" (Aurélien Berra, 2012)

"En somme, le texte est polymorphe. C’est un fait ancien, mais aussi une réalité concrète pour nombre de lecteurs, dont je fais partie. Si je suis un amoureux des manuscrits, des livres, c’est avant tout le texte qui m’importe. Et s’il faut se battre pour des supports, ce n’est pas pour eux-mêmes, mais bien pour ce qu’ils permettent, à savoir une forme de communication, une forme de culture, une forme de réflexion."

Source : BERRA, Aurélien. Faire des humanités numériques In : Read/Write Book 2 : Une introduction aux humanités numériques [en ligne]. Marseille : OpenEdition Press, 2012 (généré le 04 mars 2016). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/oep/238>. ISBN : 9782821813250. DOI : 10.4000/books.oep.226.

Document 5 : Pour une formation des maîtres aux enjeux épistémologiques et pédagogiques du numérique (Bernard Stiegler, 2012)

"Le numérique transforme les savoirs eux-mêmes, et non seulement les conditions de leur transmission."(...)

"À ce jour, cette transformation des savoirs n’est pas étudiée pour elle-même. Or elle doit l’être à l’avenir impérativement. Et si la refondation de l’école doit passer, comme je le crois, par l’introduction très en profondeur de l’écriture numérique dans le système académique (le système académique étant ce qui unit la recherche scientifique et l’enseignement supérieur aux enseignements secondaires et élémentaires), alors une véritable rupture épistémologique doit être opérée dans la production et la transmission des savoirs, et par une résolution à la fois scientifique, politique, institutionnelle et industrielle.

C’est cet enjeu qui conditionne la formation des maîtres des secteurs secondaire et élémentaire, aussi bien que les priorités des programmes de recherche scientifiques et d’organisation de l’enseignement supérieur.

Autrement dit, la question de la formation des maîtres aux enjeux épistémologiques et pédagogiques du numérique doit être posée et affrontée à deux niveaux :

  • d’une part, le niveau de leur formation universitaire initiale,
  • d’autre part, le niveau de leur formation pédagogique.

Le numérique ne pourra être raisonnablement (c’est à dire aussi et d’abord rationnellement) intégré à l’école qu’à la condition qu’il ait été introduit à ces deux niveaux de formation."

Source : STIEGLER Bernard, Proposition pour une politique académique du numérique dans une période de transition, Contribution au projet de loi pour la refondation de l'Ecole, Ministère de l'Education nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, 2012, p. 1, 2-3

Voir aussi du même auteur, Ecriture numérique et digital studies, UTC, 2012

Document 6 : L'Ecole, le numérique et la société qui vient (collectif, 2011)

"Si l'on tient à ce que le nouvel âge numérique ne se développe pas dans le sens d'une plus grande soumission des modes de vie aux impératifs du marketing, du consumérisme et de l'adaptation permanente, l'école doit redevenir un lieu où l'on prend le temps d'apprendre et de se former, de manière aussi riche, profonde et rigoureuse que possible."

Source : KAMBOUCHNER Denis, MEIRIEU Philippe, STIEGLER Bernard, GAUTIER Julien et VERGNE Guillaume, L'école, le numérique et la société qui vient, Paris, Mille et une nuits, 2011, p. 194

Document 7 : Le numérique comme quatrième humanisme ? (Milad Doueihi, 2011-2012)

Reprenant la chronologie proposée par Claude Lévi-Strauss, Milad Doueihi situe cet humanisme numérique à la suite de celui de la Renaissance (un humanisme "aristocratique"), de celui du XIXe s. (un humanisme "bourgeois et exotique" car associé à la découverte des cultures de l'Asie) et d'un troisième, "démocratique, anthropologique, prenant en compte ce qui a été exclu dans les deux premiers"(d'après Milad Doueihi, 2012).

Source : DOUEIHI Milad, Pour un humanisme numérique, Conférence à l'Ecole de recherche graphique, 2012

Pour un exposé détaillé, consulter son ouvrage Pour un humanisme numérique, Le Seuil, 2011.

Document 8 : Le numérique comme lieu de sociabilité et culture (Milad Doueihi, 2013)

"L’humanisme numérique est le résultat d’une convergence inédite entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent. Une convergence qui, au lieu de tout simplement renouer l’antique et l’actuel, redistribue les concepts, les catégories et les objets, tout comme les comportements et les pratiques qui leur sont associés, dans un environnement nouveau. L’humanisme numérique est l’affirmation que la technique actuelle, dans sa dimension globale, est une culture, dans le sens où elle met en place un nouveau contexte, à l’échelle mondiale."

Source : DOUEIHI Milad, L'humanisme numérique, ESEN, Colloque international e-éducation, 2013, p. 7.

Document 9 : Littératie/translittératie et compétences transversales (Olivier Le Deuff, 2013)

"La littératie recouvre généralement trois sens : la capacité à lire et écrire (alphabétisation), la possession de compétences et d’habiletés, l’apprentissage ou l’éducation (et son rôle dans les sociétés). Avec le numérique, les littératies doivent faire face à trois problèmes principaux :

- les infopollutions : environnement informationnel pollué par la désinformation, la surabondance, la redondance, les spams, etc. (phénomène qui s’accroît avec l’essor du Web 2.0) ;

- les négligences : comportements qui aboutissent à l’incompréhension, la désinformation, et qui renforcent les possibilités de manipulation de l’information ;

- la complexité du document numérique, les bouleversements dans les médiations traditionnelles et les phénomènes de redocumentarisation (Pédauque*, 2007), qui donnent au document un caractère monstrueux.

La “translittératie” (transliteracy) apparaît comme une réponse possible et permet d’envisager une convergence de la formation. Elle se définit comme “l’habileté à lire, écrire et interagir par le biais d’une variété de plateformes, d’outils et de moyens de communication, de l’iconographie à l’oralité en passant par l’écriture manuscrite, l’édition, la télé, la radio et le cinéma, jusqu’aux réseaux sociaux” (traduction en français trouvée sur le blog de François Guité, citation originale sur Opossum)."

"Les humanités numériques sont-elles seulement une sphère élitiste ou au contraire, un domaine où repenser l’université dans son ensemble ? Va-t-on aller vers des méthodes libérales ou des stratégies collaboratives ? Dans les humanités numériques, le discours est plutôt celui de la collaboration : un chercheur doit savoir dialoguer avec d’autres chercheurs et disciplines et, connaissant ses limites, rechercher des compétences dans la collaboration.

Comme dans le cas de la translittératie, on assiste alors à l’émergence de compétences transversales."

Source : LE DEUFF Olivier, Cultures et humanités numériques : quelles métamorphoses ?, Agence régionale du livre PACA, 2013

Document 10 : Quelles pistes d'application pédagogique ? (Olivier Le Deuff, 2016)

Dans cet article, Olivier Le Deuff énumère quelques pistes d'application pédagogique (transcription, cartographie, annotation, description documentaire, fouille de texte, valorisation) "encourageant à faire et à pratiquer pour développer des compétences qui doivent s’intégrer de façon plus précoce".

Nous citons ici un extrait à propos de l'exemple de l'annotation :

"L’annotation reste historiquement une des bases du travail sur document et des premières logiques historiques des humanités digitales. Évidemment, l’objectif est d’envisager un système d’annotations collaboratives. (...) L’écriture collaborative fait pleinement partie des potentialités pédagogiques des humanités digitales qu’il faudrait davantage développer."

Source : LE DEUFF Olivier, Les humanités digitales : un renouveau pédagogique ?, Le guide des égarés, 2016

Ressources complémentaires sur Pearltrees.

Article également publié dans le carnet de recherche "Numérique et Education" le 06/03/16.

Dernière modification le mardi, 10 janvier 2017
Allouche Elie

Chef de projet recherche appliquée et incubateur de projets numériques

Bureau du soutien à l’innovation numérique et à la recherche appliquée (DNE TN2)

Chargé du carnet Hypothèses "Education, numérique et recherche" https://edunumrech.hypotheses.org/ #GTnum 

Direction du numérique pour l’éducation - Ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse