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Sciences ou croyances : les enjeux d’une confrontation

Comment enseigner les sciences tout en laissant une place aux croyances ? Cette question à caractère tout autant épistémologique que pédagogique est clairement posée dans le cadre du nouveau « livret laïcité » que le ministère de l’éducation nationale vient d’élaborer à destination des personnels. L’objectif est évident : il s’agit de concilier liberté de croyance et vérité scientifique, respect des convictions individuelles et objectivité partagée, consensus républicain et adhésions privées.

Au-delà de ces questions, c’est bien l’enjeu de l’intégration qui se joue à travers de telles problématiques.

Car la république ne tient que par un socle de représentations partagées sur ce qu’est l’homme et le monde, sur ce qui fonde une vérité scientifique et la différencie des simples opinions – par essence potentiellement porteuses de divisions et de conflits.

L’alternative entre l’assimilation ou l’inclusion se noue ici autour du statut de cette vérité :

Les « savoirs enseignés » doivent-ils ménager une place aux croyances privées en leur reconnaissant une légitimité, les « incluant » ainsi dans le corpus des hypothèses recevables ou, à défaut, audibles dans le cadre institutionnel de l’école publique ?

Le risque serait alors de perdre l’unité sociale, noyée au sein de disparités culturelles à caractère religieuses et identitaires. Le danger serait également de faire reculer la raison, l’exigence du rationnel et du raisonnable, au profit de systèmes de représentation incompatibles avec le critère de la vérité objective et des valeurs consensuelles.

Ou bien faut-il, à l’inverse de ce positionnement, jouer la carte de l’unanimisme en bannissant de l’enseignement de telles représentations du monde, contraires dans la forme comme dans le fond à toute conception scientifique ?

Dans cette seconde hypothèse, tout élève doit bien « assimiler » les connaissances scientifiques en substitution à toute autre. Le risque, inverse du précédent, serait ici de susciter un repli communautariste, un divorce consommé entre l’école républicaine et des valeurs présentées ouvertement comme incompatibles et irréconciliables avec les siennes.

Sur la hiérarchie des convictions

L’alternative est donc tranchée entre deux voies radicalement inverses, entre deux soucis également légitimes.

D’une part l’exigence de paix sociale et les difficultés d’intégration rencontrées par certaines communautés invitent à l’esprit de tolérance et à l’ouverture aux différences. D’autre part la réalité même des enseignements et le fondement historique de notre culture occidentale nous obligent à sanctuariser le seul critère de la raison comme le socle absolu de toute forme d’apprentissage scolaire.

Le « livret laïcité » adopte alors, sur un tel sujet, une approche pour le moins ambigüe. Le chapitre 4, consacré à la thématique « laïcité et enseignements », commence par une distinction vertueuse et opportune :

«  Il revient aux chefs d’établissement et aux directeurs d’école de montrer que les savoirs enseignés sont le fruit de la démarche scientifique de l’historien et montrer aux élèves la distinction entre savoir, opinion ou croyance. Distinction entre croire et savoir : ce qui peut être cru ne dépend pas de l’enseignement scolaire de l’école laïque mais appartient à la liberté de conscience, de croyance de chacun ».

Fait notable : la responsabilité de porter ce message laïc incombe ici à la direction des établissements scolaires, non nominativement aux enseignants. Un tel positionnement distingue de fait – conséquemment ou non ? – le vecteur privilégié d’un tel objectif de l’enseignement proprement dit – ou affiche pour le moins une certaine distance « administrative » entre ceux qui enseignent effectivement et ceux à qui s’adresse prioritairement l’exigence « laïque ». Signe d’un malaise ? Peut-être, si l’on poursuit la lecture où l’on tombe, interdit, sur la suite du propos :

« Il faut pouvoir éviter la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique. Dans les disciplines scientifiques (SVT, physique-chimie…) il est essentiel de refuser d’établir une supériorité de l’un sur l’autre comme de les mettre à égalité. »

L’embarras implicite de ce texte pour le moins confus transparaît dans ses contradictions formelles.

D’une part et dans la même phrase on déclare qu’il n’y a pas de supériorité de la science sur la religion, d’autre part on décrète qu’il ne faut pas les mettre à égalité… Un tel galimatias trahit une inexactitude intellectuelle.

Car comment enseigner les sciences sans les différencier nettement des convictions irrationnelles et immédiates ? Comment définir la vérité même dont elle est porteuse sans distinguer une erreur à caractère scientifique d’un simple préjugé ? Car on sait depuis un certain Karl Popper que la vérité scientifique n’est pas exempte d’erreurs.

Toute l’histoire des sciences est même celle des erreurs, corrigées et heuristiquement surmontées par de nouvelles théories.

Mais le statut de l’erreur, en sciences, est celui de la falsifiabilité : une hypothèse est scientifique à partir du moment où il est rationnellement possible d’en établir - par preuve empirique ou démonstration – le caractère erroné.

On peut ainsi « prouver »  que le darwinisme est faux – et de nombreux travaux, dont ceux de Gould, en ont infléchi certains éléments essentiels. On ne peut pas à l’inverse prouver ou invalider une théorie créationniste qui ferait intervenir une volonté divine contre la thèse de l’évolutionnisme… Et il existe bien, à partir de ce critère, une différence qualitative entre des arguments scientifiques et des représentations religieuses.

La supériorité des premiers tient à leur dimension rationnelle, c’est-à-dire à la possibilité de les invalider en raison. Les certitudes religieuses restent en revanche proprement indiscutables : elles reposent sur une adhésion privée dépourvue de justifications susceptibles d’être partagées par raisonnement – c’est-à-dire par tous. Kant indique ainsi qu’elles sont « subjectivement suffisantes » - ce sont des convictions qui ont valeur de certitude pour qui les possède – mais « objectivement insuffisantes » – elles sont proprement indémontrables et infalsifiables : et donc incommunicable à qui ne les partage pas.

La valeur des vérités scientifiques repose sur leur capacité à être rationnellement partagées par tout individu « de bon sens » et à mieux nous faire agir sur le monde. Celle des vérités religieuses réside d’abord dans leur aptitude à nous faire accéder à une certaine compréhension des réalités humaines inaccessibles à la science – la mort, l’injustice, l’amour… Il existe donc bien une hiérarchie objective entre elles, qui n’obère par ailleurs en rien leur valeur intrinsèque de signification, et qui est marquée essentiellement par la capacité à être mises en partage comme à concevoir un monde commun.

Les deux dimensions du débat

Et cette problématique aux enjeux vitaux pour la république possède en fait deux dimensions : l’une est épistémologique et l’autre pédagogique.

Sur un plan strictement épistémologique, le premier à avoir tranché le problème n’est autre – et ce n’est donc pas récent… - qu’Emmanuel Kant qui a, selon ses propres termes, « limité le savoir pour faire une place à la foi »[1]. Sa critique de la métaphysique repose fondamentalement sur l’idée que les vérités à caractère scientifique restent légitimement circonscrites dans leur objet. La science ne porte et ne doit porter que sur les réalités visibles et matérielles : non sur les problèmes métaphysiques.

La question « que puis-je savoir ? » trouve donc une réponse qui réduit le champ d’application de l’intelligence scientifique aux seuls phénomènes de la nature ou – par extension – de la société. Dans ce domaine-là la science peut déployer ses rets – et elle seule le peut. Mais pour ce qui concerne les autres questions, celles qui tiennent à la condition globale de l’homme et à ses aspirations métaphysiques, la croyance trouve toute sa place et possède toute sa justification.

C’est donc bien par l’objet du savoir, plus que par sa nature, qu’il convient de « hiérarchiser » science et croyance. Les sciences sont premières et incontestables en leur royaume qui est celui des réalités matérielles. Le darwinisme est incomparable aux théories créationnistes qui n’ont sur ce plan aucune valeur ni aucune légitimité. Elles sont tout simplement nulles et non avenues, et l’école doit les écarter avec force et sans la moindre nuance. Lorsqu’il s’agit en revanche d’aborder les questions de la destination de l’homme, de la part du hasard – de la contingence - dans l’évolution de son espèce… comme de tout autre sujet à dimension spiritualiste, des idées à caractère religieux – métaphysique – peuvent survenir. Mais il n’appartient pas alors à l’enseignant de les suggérer, ni même de se prononcer sur elles. Elles concernent et renvoient aux convictions personnelles sur lesquelles l’école de la république ne peut ni ne doit trancher.

Laïcité et enseignements

Sur un plan strictement pédagogique, il incombe donc à tout enseignant de récuser avec la plus entière tranquillité d’esprit des croyances religieuses qui prétendraient indument « expliquer » des réalités naturelles ou sociales.

Il le doit même à tous ses élèves qui sont à l’école de la république comme en un espace préservé de tout particularisme idéologique. Mais il importe tout autant – et selon le même principe - de contester de prétendus « savoirs » scientifiques qui se prévaudraient d’un droit à fonder des vérités métaphysiques ou des conceptions éthiques – comme une telle tentation peut par exemple poindre chez certains en ce qui concerne la « théorie du genre ».

Le seul conseil à donner aux professeurs en matière d’enseignement et de laïcité consiste donc à ne pas confondre – comme hélas le fait quelque peu le « livret laïcité » - les sujets et les questionnements. Oui, il y a bien une hiérarchie entre les savoirs scientifiques et les conceptions religieuses : c’est même le principe d’une hégémonie absolue et indiscutable des premiers sur les seconds que l’école de la république doit porter avec la plus ferme résolution devant les élèves. En revanche et inversement, les croyances ont toute leur place lorsqu’il convient de se pencher sur les questionnements essentiels de notre condition humaine : là où la science n’a et n’aura jamais de réponse légitime et valide à nous apporter, là où l’institution scolaire n’a pas à s’aventurer.

L’école ne doit donc pas craindre de « confronter » le discours scientifique et le discours religieux lorsque ce dernier s’arroge indument la légitimité d’expliquer le monde aux élèves : c’est même désormais une exigence républicaine. La science moderne s’est historiquement construire contre un tel mésusage de la religion qui a par ailleurs toute sa place « dans les limites de la simple raison » (Kant). L’école moderne s’honorerait donc, aujourd’hui plus qu’hier, à assumer avec cœur et volontarisme cet héritage pour lequel certains scientifiques – comme par exemple Giordano Bruno qui fut brulé vif en 1600 à Rome pour avoir défendu le modèle copernicien - ont été amenés, dans un passé qu’il ne faudrait pas trop vite renier, à donner leur vie.


[1] Kant, Critique de la raison pure.

Dernière modification le dimanche, 08 novembre 2020
Torres Jean Christophe

Proviseur au lycée Léopold Sédar Senghor à Evreux (lycée campus des métiers et des qualifications - biotechnologies et bio-industries de Normandie). Agrégé de philosophie, auteur de plusieurs essais dans les domaines de la philosophie morale et politique, de la pédagogie et de la gestion éducative.