Dès que furent connus les grands traits de ce qui n’était alors qu’un projet de réforme, et plus encore lorsque cette réforme fut mise en œuvre, le sort ainsi fait à cet enseignement n’a pas manqué d’être critiqué par les professeurs de cette discipline, leur puissante association de spécialistes et la communauté des mathématiciens.
Depuis, de nombreux autres se sont ajoutés à ces protestataires : une partie des parents d’élèves, chefs d’établissements, enseignants d’autres disciplines, les représentants du MEDEF… en vain jusqu’à il y a peu, le Ministre se montrant inflexible. Mais à l’approche des élections présidentielles d’avril 2022, on assiste à une exacerbation de ce débat devenu très politique, la presse s’en saisissant de plus en plus. Dès lors, le Ministre a été contraint de se montrer plus ouvert à l’idée de modifier la place qu’occupent les mathématiques dans le nouveau lycée. Il l’a plusieurs fois déclaré par voie de presse depuis la fin du mois de février 2022, et ajouté avoir décidé de constituer un groupe de travail chargé de lui faire rapidement des propositions.
1.La place des mathématiques dans le « lycée Blanquer » nouveau :
Dans la voie générale du lycée d’avant la réforme, il était possible, pour certains élèves, de passer par un parcours d’études secondaires sans mathématiques.
Il fallait pour cela, en fin de seconde générale et technologique, s’orienter vers l’ancienne filière L (lettres) et choisir de ne pas y suivre l’enseignement optionnel de mathématiques qui y était proposé. Chaque année, 10% environ des élèves entrant en première générale faisaient un tel choix. Les concepteurs du nouveau lycée ont tenu à conserver la possibilité d’y accomplir un parcours du même type, et pour cela ont logiquement retiré les mathématiques de la liste des enseignements figurant dans le tronc commun.
Par souci de compensation, il a été décidé de créer un enseignement nouveau figurant dans le tronc commun du cycle terminal général : l’ « enseignement scientifique ». Ce dernier a été conçu dans une logique pluridisciplinaire en alliant les enseignements de SVT et de physique-chimie aux mathématiques.
Intéressant dans son principe, mais doté de deux heures seulement par semaine, mettant nettement plus l’accent sur les sciences que sur les mathématiques qui sont conçues non comme une discipline spécifique mais comme un outil au service des sciences, rarement confié à des professeurs de mathématiques (rappelons que ces derniers sont en nombre très déficitaire), cet enseignement scientifique est loin de satisfaire les membres de la communauté des mathématiciens, qui réclament haut et fort l’ introduction d’un enseignement spécifique de mathématiques dans le tronc commun du cycle terminal de la voie générale.
Or, désormais, dans la voie générale du nouveau lycée, l’offre d’enseignement des mathématiques se fait sous forme d’enseignements optionnels.
Rappelons que tout élève qui entre en classe de première générale est tenu de choisir trois « enseignements de spécialité» parmi ceux proposés par l’établissement fréquenté. Parmi eux, il existe un « enseignement de spécialité » de mathématiques dispensé à raison de 4 heures par semaine. Ensuite, en passant en classe terminale générale, les lycéens doivent abandonner l’un des trois enseignements de spécialité choisis en première et se concentrer sur deux d’entre eux, à raison de six heures par semaine, l’un d’entre eux pouvant être les mathématiques.
En outre, pour les élèves ayant choisi l’enseignement de spécialité de mathématiques en première et terminale, il est possible d’ajouter 3 heures par semaine d’option facultative complémentaire de « mathématiques expertes », ce qui permet à une minorité de bons élèves en mathématiques de bénéficier de neuf heures de cet enseignement par semaine, soit une heure de plus que dans les anciennes classes terminales S.
On a donc créé dans le nouveau lycée une possibilité de parcours de type « super maths », réservé aux meilleurs élèves dans cette discipline, et ce tout en creusant l’écart par rapport aux moins bons en maths. Quand à celles et ceux qui, après avoir opté pour l’enseignement de spécialité en première, choisissent d’y renoncer, il est possible d’opter en terminale générale pour un enseignement optionnel de « mathématiques complémentaires » à raison de trois heures par semaine, fait de mathématiques moins complexes et abstraites, donc plus à la portée d’élèves qui, sans pouvoir se faire aux exigences de la « spécialité maths », éprouvent néanmoins le besoin de ne pas couper les ponts avec cet enseignement.
2. La forte chute de la demande d’enseignement des mathématiques dans la voie générale du nouveau lycée :
On le craignait, et c’est ce qui s ‘est produit : de nombreux élèves ont profité de cette nouvelle donne pour choisir de faire moins de mathématiques dans la voie générale du nouveau lycée. Cela s’explique en partie par le fait que les programmes de l’enseignement de spécialité de mathématiques des classes de première et terminale générales sont de haut niveau d’exigence… trop sans doute pour une importante partie des élèves. C’est aussi parce que le nouveau lycée permet plus aisément aux élèves qui le souhaitent de contourner cet enseignement ou d’en réduire le volume et le niveau d’exigence, réservant le « haut niveau » à une minorité de bons et très bons élèves en mathématiques, en nombre insuffisant cependant par rapport aux besoins du pays
C’est ainsi que la part des élèves qui, en cycle terminal de la voie générale, ne suivent aucune heure d’enseignement de mathématique (hormis le peu qui est proposé dans le cadre de l’enseignement scientifique) est passée de 10% dans l’ancien lycée, à 34% aujourd’hui. Ajoutons le fait que lors du passage en classe terminale générale, on constate un fort taux d’abandon de la spécialité maths qui, bien que demeurant la plus suivie de toutes (par 40% des élèves), connait une perte significative d’attractivité puisqu’un tiers seulement des élèves qui avaient choisi la « spé maths » en première, renouvellent ce choix en classe terminale.
Bien plus : on note que ce penchant vers une fuite devant les maths creuse les écarts sociaux dans la mesure où il existe un lien fort entre le milieu socio-professionnel d’appartenance et ce recul devant l’obstacle des mathématiques : ce sont les enfants des catégories sociales les moins favorisées qui sont le plus enclins à réduire, voire supprimer, la part de l’enseignement des mathématiques dans leurs parcours d’études en lycée.
Autre phénomène constaté : on assiste à un creusement des écarts entre filles et garçons. On ne peut en effet que constater que, proportionnellement, les filles sont plus fréquemment enclines à subir ce phénomène d’évitement des mathématiques que les garçons. C’est là un phénomène qui remonte bien avant la récente réforme du lycée, mais que cette dernière a fortement amplifié : alors que dans l’ancien lycée, les filles représentaient 44% des élèves de terminale S, en 2021, elles ne furent que 24% à choisir l’enseignement de spécialité de mathématiques en première et terminale générale du lycée réformé. Bien plus : si au total, 34% des élèves de la voie générale ont choisi de construire un parcours sans aucun enseignement spécifique de mathématiques, les filles sont 40% dans ce cas en 2021.
3.Un mal qui vient de loin, et ne procède donc qu’en partie de la réforme du lycée :
Il ne faut pas attribuer à la seule réforme du lycée la responsabilité de cette tendance à la baisse de la demande d’enseignement des mathématiques. Nul ne peut nier que, de longue date, les élèves français ont un problème avec les mathématiques, et pas au seul niveau du lycée. Il y a quatre ans, le célèbre mathématicien français Cédric Villani et l’Inspecteur Général Charles Torossian, remettaient au Ministre de l’Education nationale un rapport dénonçant la désaffection des jeunes français pour les mathématiques. Ils ajoutaient 21 propositions pour améliorer les choses en la matière.
Ce rapport met en avant le fait que c’est dans l’enseignement des mathématiques à l’école primaire qu’il faut chercher les sources du mal. Beaucoup trop d’élèves sortent de l’école primaire en ne parvenant pas à atteindre un degré de maîtrise des mathématiques satisfaisant , ce qui réduit leurs chances de pouvoir faire ensuite face aux exigences élevées de cet enseignement durant les années collège puis en voie générale du lycée. Il n’est donc pas surprenant que nombre d’élèves issus de l’enseignement primaire sans avoir acquis les prérequis nécessaires pour réussir en mathématiques au collège, puis au lycée, s’en détournent ou en réduisent le volume une fois parvenus en cycle terminal des lycées.
Ces observations sont corroborées par une autre étude, dont l’intérêt est de permettre une comparaison internationale des niveaux atteints en mathématiques et en sciences dans une cinquantaine de pays différents, et ce aux niveaux du CM1 et de la classe de quatrième.
Il s’agit de l’enquête TIMSS qui a lieu tous les quatre ans, la dernière en date étant celle de 2019.
- En CM1, pour les mathématiques, les écoliers français se situent nettement en dessous de la moyenne des 35 pays figurant dans cette étude comparative : ils se classent à l’avant dernier rang de l’ensemble. De plus, on note que si, en moyenne, les écoliers de ce niveau scolaire sont 8% à être considérés comme « faibles en mathématiques », en France ils sont 12% dans ce cas.
- En classe de quatrième, toujours en mathématiques, les collégiens français se classent au 18ème rang parmi les 22 pays ayant fait l’objet de cette étude comparative.
Comment expliquer d’aussi mauvaises performances des jeunes français en mathématiques ?
Une des explications fréquemment évoquée découle du fait qu’une large majorité des professeurs des écoles sont originaires de filières universitaires littéraires. Ils auraient donc tendance, pour beaucoup d’entre eux, à ne pas donner aux enseignements de mathématiques et sciences dures la place qui conviendrait dans l’école primaire.
Sans nier que ce facteur explicatif puisse jouer, il serait absurde de faire porter sur les seuls professeurs des écoles la responsabilité de cet échec global. On peut sans doute ajouter le fait que dans l’enseignement secondaire, il existe une forte pénurie de professeurs spécialistes des mathématiques.
Chaque année, les concours de recrutement de type CAPES ne parviennent pas à pourvoir l’ensemble des postes proposés : entre 2010 et 2020, on constate une baisse de 30% du nombre des candidats, et la part des postes proposés non pourvus est désormais d’environ 40%. Il est en outre bien connu que les jurys sont chaque année fortement incités à se montrer moins exigeants sur le niveau des derniers admis. Il en résulte un nécessaire appel à des vacataires de nationalité française ou étrangère, n’ayant guère reçu de formation pédagogique préalable à l’exercice d’un tel métier.
Disons-le tout net : tout cela crée un cercle vicieux. Les « matheux » de bon niveau étant de moins en moins nombreux à l’issue de l’enseignement secondaire, sont de moins en moins nombreux à opter pour des études universitaires en mathématiques, vivier traditionnellement dominant du professorat de mathématiques. De plus, la rareté des bons mathématiciens incite la plupart d’entre eux à opter pour des études supérieures et des carrières dans des secteurs plus valorisants que celui de l’enseignement : les sciences de l’ingénieur, la finance et divers autres.
Ainsi, même si on décide de « prendre le taureau par les cornes » et donc de s’engager dans une active politique de renouveau de l’enseignement des mathématiques aux niveaux primaire et secondaire, il faudra patienter durant de nombreuses années encore avant d’en récolter les fruits de façon sensible dans le domaine de l’enseignement des mathématiques au niveau secondaire.
Il faut aussi s’interroger sur les fonctions que l’on entend faire remplir à l’enseignement des mathématiques dans le système éducatif français. Nul ne peut nier que, depuis nombre d’années, le choix de cet enseignement procède moins du fait que les élèves concernés sont porteurs de qualités particulièrement importantes dans ce domaine du savoir et d’une forte envie de se confronter aux programmes qui leurs sont proposés, que du rôle de « marqueur social » que les mathématiques jouent désormais dans notre système d’enseignement secondaire, caractérisé par une forte hiérarchie des filières d’études.
A cet égard, il y a bien longtemps que les sociologues de l’éducation ont mis en lumière le fait que nous avons placé au sommet de cette hiérarchie la filière du lycée caractérisée par l’importance du poids des mathématiques. C’était le cas pour la filière S de l’ancien lycée, c’est désormais le cas pour le profil « spécialité maths » + « option de mathématiques expertes » en terminale générale aujourd’hui.
La contrepartie d’un tel choix est qu’au lieu de prôner un enseignement de mathématiques absorbable par tous les élèves (ou du moins la plupart) qui entrent en voie générale, donc véritablement susceptible de s’insérer dans une sorte de bagage commun, les mathématiques exercent sur une importante partie d’entre eux un effet répulsif, fait de peur d’y échouer et de manque d’attrait pour ses programmes.
Dès lors, il ne suffira pas, pour résoudre ce problème, d’accroître les volumes horaires d’enseignement des mathématiques figurant dans le tronc commun de la voie générale.
C’est la conception même de cet enseignement qu’il faut reconsidérer :
Une remise à plat des programmes et des niveaux d’exigence semblent nécessaires si on veut rendre cet enseignement plus « désirable » qu’il ne l’est aujourd’hui. Il convient en outre de s’attaquer d’urgence à la formation des professeurs des écoles, trop fréquemment mal préparés à dispenser convenablement un tel enseignement à l’école primaire, et à la très complexe question posée par le manque de professeurs de mathématiques dans l’enseignement secondaire français.
4.Que pourrait décider le Ministre dans l’immédiat ?
Que les professeurs de mathématiques et leur association de spécialiste (l’APMEP) protestent contre la réduction des horaires et donc des emplois qui découlent de cette réforme de la voie générale du lycée, n’étonnera personne. Qu’à ces protestations se joignent celles émanant en nombre croissant d’associations de parents d’élèves, d’enseignants de diverses autres disciplines, de nombre de chefs d’établissements et/ou adjoints, de diverses organisations patronales et autres, surprend un peu plus. Que le débat soit progressivement entré dans la vie politique et désormais placé sur la place publique à l’occasion de la campagne en vue des élections présidentielles est chose qui s’est rarement produite dans le passé. La presse ne s’y est d’ailleurs pas trompée : depuis la fin janvier, elle a multiplié les articles et émissions radio ou télé diffusés portant sur ce sujet.
C’est sans doute en partie ce qui explique que le Ministre de l’Education nationale, qui n’avait pas voulu reconnaître jusque-là la nécessité d’une révision de ce pan de sa réforme du lycée, ait fini par en admettre la nécessité.
Questionné, interpelé même, sur la chaîne TV Cnews, le 6 février 2022, le Ministre a concédé qu’il avait pris conscience que cette question n’était pas un « faux problème », et qu’il fallait s’efforcer de permettre à l’ensemble des élèves d’acquérir une « culture mathématique » digne de ce nom.
Ajoutant qu’il est « ouvert aux propositions », il a peu après annoncé la constitution d’un groupe de travail chargé de faire rapidement des propositions allant dans ce sens. Allant plus loin, il a par la suite déclaré qu’il faudra probablement ajouter des mathématiques dans le tronc commun du cycle terminal de la voie générale du lycée. Il a même laissé entendre que cela pourrait se faire en recentrant le programme de l’ « enseignement scientifique » vers un enseignement plus clairement fait de mathématiques, et dont l’horaire pourrait être augmenté (il est actuellement de deux heures par semaine). Il n’a par contre rien dit de la nécessité de redéfinir les programmes de cet enseignement scientifique (s’il continue de se nommer ainsi), afin de l’ infléchir vers un authentique enseignement de mathématiques susceptible d’être à la portée de la quasi-totalité des élèves de la voie générale, donc de les doter de cette « culture générale mathématique de base » dont on parle tant, mais qui n’a jusqu’ici guère eu de place dans ce nouveau lycée. Il conviendrait alors que le programme soit de type « mathématiques appliquées », donc moins abstrait que l’actuel programme de la « spé maths ».
En outre, un tel enseignement de mathématiques venant se substituer à celui d’ « enseignement scientifique » comblerait en partie le trou béant qu’a créé le choix d’installer l’offre d’enseignement de mathématiques en classe de première générale, dans une logique du « tout ou rien » : soit opter pour l’enseignement de spécialité de mathématiques, soit y renoncer et dans ce cas ne pas en faire du tout. On aurait alors une première générale à l’identique de la terminale générale, avec le choix pour chaque élève entre trois façons d’aborder les mathématiques : la « spécialité mathématiques » (de haut niveau), les « mathématiques complémentaires » (plus légères et concrètes), pas de mathématiques. De quoi ramener vers les mathématiques une grande partie des élèves qui ont choisi de s’en détacher dans le nouveau lycée !
Conclusion :
Le temps du politique n’est pas le même que celui du pédagogue.
- Le premier se caractérise par le fait qu’il est court, s’inscrit principalement dans une logique de réaction, voire de précipitation, et vise à endiguer les problèmes plus qu’à véritablement les résoudre. Il est donc de nature conjoncturelle.
- Le temps du pédagogue est plus long, s’inscrit dans une logique de réflexion préalable à la prise de décision, vise à résoudre durablement les problèmes, est de nature structurelle.
Or, ce problème étant désormais de nature politique, le ministre va très probablement devoir le traiter dans l’urgence, en prenant des mesures à effet visible immédiat telle la décision d’ajouter quelques heures de mathématiques dans le tronc commun du nouveau lycée général, soit par transformation de l’enseignement scientifique en mathématiques, soit en renforçant le poids des mathématiques dans son programme.
Il faudra cependant que l’on ne se limite pas à cela car si on ne s’attaque pas en profondeur aux racines du mal, on se place dans la même situation que celle du célèbre tonneau des Danaïdes qui était percé, contraignant à verser dedans toujours plus de liquide, dans un processus absurde et sans fin.
Bruno MAGLIULO
Dernière modification le jeudi, 17 février 2022