— le remède fleurit de partout, dans la presse et ailleurs : il faut faire davantage de dictées pour répondre à la baisse de niveau en orthographe, baisse présentée comme incontestable aujourd’hui, grâce à la fameuse expérience qui a "prouvé" que dans la même dictée de CM, on trouve actuellement beaucoup plus de "fautes" que jadis.
Outre qu’elle n’a rien prouvé du tout — on y compare ce qui n’est pas comparable — ce n’est certainement pas la dictée qui va résoudre le problème. S’il y a problème (et il y en a un en effet) il est dû non à une prétendue baisse du niveau, mais à la stagnation d’un niveau très bas bas, qui était déjà là il y a cent ans.
La croyance en la dictée, relève à la fois de la superstition, de l’ hallucination : c’est sorte de pathologie gravissime, espèce de cécité mentale incompréhensible, qui en a fait un dogme sacré. Quiconque ose la remettre en question est aussitôt excommunié, déclaré hérétique, laxiste, destructeur de l’école en général et de l’orthographe en particulier.
Avec la témérité de mon jeune âge, j’ose ce sacrilège et je mets au défi quiconque de me démontrer (je dis bien démontrer, pas "affirmer" seulement, à l’appui d’un exemple personnel...) une seule des vertus de la dictée.
Bien sûr, elle en a tout de même une, mais pour l’enseignant : l’incomparable plaisir que procure à tout enseignant — moi la première, je le confesse bien volontiers ! — cette situation de pouvoir absolu sur des élèves, soumis, visage baissé, au rythme de la voix du maître, seul à posséder légitimement le "corrigé"...
La dictée, c’est le symbole de l’école, de celle qui fait faire aux élèves ce qu’ils ne savent pas faire, pour les punir de ne pas savoir le faire, et leur révéler trop tard, lors de la rituelle "correction" (Ah ! la polysémie de ce mot !!), ce qu’ils auraient pu faire, si on le leur avait dit plus tôt.
Mais, pour les élèves et leur maîtrise de l’orthographe, c’est un néant absolu.
Voyons cela d’un peu plus près.
Activité symbolique par excellence de l’orthographe, elle est défendue au nom de deux grandes séries d’arguments :
• elle serait un exercice de contrôle indispensable, et même le seul sérieux : la preuve, tous les examens l’utilisent pour connaître le niveau des candidats en orthographe.
• Elle serait un exercice d’apprentissage de l’orthographe, dans la mesure où elle met en jeu la démarche par tâtonnements et erreurs corrigées : au moment de la correction, si celle-ci est menée avec rigueur, les principales caractéristiques de l’orthographe peuvent être acquises.
Examinons chacune de ces affirmations.
On peut toutefois souligner d’emblée, qu’elles ne peuvent être vraies toutes les deux : impossible d’être à la fois, un moyen d’apprentissage et un moyen d’évaluation : peut-on maigrir avec une balance ou se soigner avec un thermomètre ?
* La dictée est-elle un exercice d’évaluation ?
Un exercice d’évaluation est d’abord un instrument de mesure de ce qui a été effectivement acquis. Qui dit “mesure”, dit “étalonnement” précis, par rapport à une référence rigoureusement définie. La dictée, qui est notée par une curieuse opération de soustraction, répond particulièrement mal à l’exigence de mesure : cinq fautes dans une dictée confèrent la note zéro (donc nulle) à une performance qui contient au moins 95% de bon… Peut-on parler d’évaluation en ce cas ?. Quant à mesurer ce qui a été effectivement appris, la dictée en est bien incapable : comment un texte d’auteur, même s’il contient quelques allusions au travail effectué antérieurement, pourrait-il en mesurer les acquis, perdus que sont ceux-ci au milieu de tant d’impondérables extérieurs au travail ?
* La dictée peut-elle être un exercice d’apprentissage de l’orthographe ?
Certes, la correction des erreurs est le plus souvent la forme la plus efficace d’apprentissage. En mathématiques, par exemple, c’est en remontant le raisonnement effectué par l’élève, qu’on a le plus de chances de l’aider à progresser. Il en est de même pour tous les domaines où la solution est le résultat d’un raisonnement.
Or, une simple analyse du fonctionnement de l’orthographe met en évidence qu’aucun raisonnement ne permet de trouver la graphie de “théâtre” ou de “apéritif”, si l’on n’a jamais vu ces mots ou si on les a oubliés. Et même si l’on prétend que l’étymologie grecque et latine de ces mots permet de déduire leur orthographe, c’est une affirmation bien discutable. Rien ne peut être déduit ici : Même si je suis assez érudit pour rattacher le mot “théâtre” au grec θε′ατρον, et le mot “apéritif” au latin aperire (ouvrir), rien ne me permet d’affirmer que c’est vrai, ni que l’orthographe sera “théâtre” et “apéritif”.
En fait, le seul raisonnement ici — et qui n’est accessible qu’à ceux qui ont étudié le latin et le grec…— est une recherche de probabilité, et n’a rien à voir avec un raisonnement déductif. Ajoutons que le th- de théâtre n’est pas sa seule difficulté, pas plus que le nombre de –p- d’apéritif. En fin de compte, ce qui tranche, c’est la mémoire visuelle que l’on a ou non de l’image de ces mots.
Donc, demander aux enfants de réfléchir pour écrire, c’est commettre une grave confusion, entre réfléchir et… se souvenir, lesquels sont en réalité le contraire l’un de l’autre. Quand il s’agit de se souvenir, auFormatiàoncune réflexion ne peut venir en aide à une mémoire défaillante, chacun le sait bien, pourtant ! Pire, demander à un enfant de réfléchir pour trouver l’orthographe d’un mot, c’est le confirmer dans une représentation erronée du fonctionnement de l’orthographe : on sait, depuis les travaux, notamment d’E.Feirrero qu’un petit enfant pense que les mots doivent ressembler à ce qu’ils veulent dire ; si bien que sa réflexion va naturellement le conduire à imaginer l’orthographe en fonction de cette représentation.
Et comme aucun raisonnement ne peut justifier les graphies en usage, la correction des erreurs orthographiques, même parfaitement menée, ne peut guère effacer l’empreinte d’une invention personnelle répondant à une logique, peut-être inadaptée, mais solide dans sa conception. En matière d’orthographe, seule la familiarisation avec l’usage permet la certitude, et l’on peut dire quetoute graphie erronée est une entrave à l’acquisition de l’usage.
On peut donc affirmer que dans ce domaine, l’erreur, loin d’être fructueuse, a de fortes chances d’être catastrophique. Aussi est-on de plus en plus conduits à penser que la meilleure pédagogie de l’orthographe est une pédagogie de la prévention des erreurs. D’où l’importance de provoquer le plus tôt possible une parfaite aisance de la documentation orthographique et du dictionnaire d’orthographe en particulier.
La réponse à notre question-titre de ce paragraphe est donc :NON ! La dictée ne peut être un moyen d’apprendre l’orthographe, au contraire.
* Mais la dictée préparée… ?
On connaît cette version pédagogique de la dictée, très en honneur chez les enseignants, qui consiste à travailler préalablement le texte qui sera dicté le lendemain. Deux versions existent, différentes par le délai qui sépare la préparation de la dictée proprement dite.
Si la dictée est proposée peu de temps après la préparation, tout le travail effectué dont l’objectif — intéressant — est de mobiliser les connaissances nécessaires, mobilise en fait, la mémoire à court terme, et les connaissances n’y jouent qu’un rôle restreint. Pour l’élève, il s’agit de retenir jusqu’à la dictée la graphie des mots du texte ; et comme les enfants ont en général une mémoire visuelle assez développée, ils cherchent surtout à se rappeler, plus qu’à comprendre le discours du maître.
On croit travailler sur la COMPÉTENCE orthographique, en fait, c’est sur la PERFORMANCE qu’on agit, et comme cette performance est étrangère à l’enfant, le seul outil qu’il puisse utiliser, c’est la mémoire, non point celle des mots (qui pourrait lui être utile éventuellement) mais celle des mots de ce texte-là : c’est lui en effet, qu’il faut connaître et qui sera noté.
Si la dictée est proposée assez longtemps après la préparation, deux résultats sont possibles :
Ou bien les enfants ont une mémoire, notamment visuelle, assez développée pour avoir conservé les données de la préparation, et l’on se retrouve dans le premier cas.
Ou bien, les enfants n’ont point cette mémoire développée, (et l’on sait qu’ils sont nombreux dans ce cas) et la préparation n’a servi à rien, si ce n’est à culpabiliser l’élève qui se rappelle qu’on a préparé ce texte, mais qui en a oublié les contenus.
* La dictée dirigée ?
Il est vrai que c’est là une amélioration sensible des dictées traditionnelles, dans la mesure où ses présupposés sont beaucoup plus rigoureux. En fait, cette forme de la dictée, qui s’efforce de faire réfléchir les élèves au moment où il écrit, en attirant leur attention sur les problèmes à résoudre au moment de les résoudre, se propose de faire acquérir l’orthographe par une écriture totalement consciente. D’où la mise en œuvre de moyens divers, au cours même de la dictée : rappel de règles, rapprochements avec d’autres mots de la même famille, rappels de conjugaison etc. Cette volonté de rendre consciente une activité aussi importante que celle d’écrire un texte est loin de manquer d’intérêt.
Malheureusement, elle n’est guère adaptée à la situation orthographique : que dirait-on d’un moniteur d’auto-école qui exigerait de son élève qu’il commente et justifie au fur et à mesure tout ce qu’il fait quand il conduit ? Ne serait-ce pas confondre la possibilité de justifier (qui est un indice incontestable de maîtrise) avec le fait de justifier qui ne peut que gêner l’action ?
Le bon conducteur ne réfléchit pas à ce qu’il fait quand il change de vitesse ou effectue les manœuvres que la situation exige. Il peut toujours, néanmoins, après, justifier ce qui s’est passé : c’est toute la différence entre un mécanisme (toujours dangereux, puisque c’est un comportement fonctionnant sans le sujet) et un automatisme, qui est un comportement théorisé mais suffisamment intégré par l’entraînement pour fonctionner de façon très rapide, à la limite de la conscience.
Tout comme la conduite auto, la maîtrise orthographique apparaît lorsqu’on n’a plus besoin de réfléchir pour l’utiliser. Il est donc peu pédagogique de favoriser cette réflexion puisqu’elle n’est pas le but final recherché. Et ce, d’autant plus que la plupart des situations d’écriture exigent la rapidité (notamment les examens !). Aussi, obliger les enfants à réfléchir, donc à ralentir leur écriture, n’est certainement pas un service à leur rendre.
* Pourrait-il y avoir des formes satisfaisantes de la dictée ?
Si l’on tente de situer l’activité de dictée dans l’ensemble des activités de production d’écrits, on comprend à la fois pourquoi elle a tant de succès et pourquoi elle est aujourd’hui complètement inadaptée aux besoins en orthographe. Il y a cent ans, la situation de dictée appartenait à la vie quotidienne : peu de gens savaient écrire et la correspondance était le plus souvent réalisée par une personne extérieure, écrivain public ou autre, qui prenait le texte sous la dictée. On peut du reste nuancer d’emblée ce propos, car la dictée en question restait sensiblement différente de ce qu’on nomme ainsi aujourd’hui. L’écrivain sollicité avait non seulement la tâche d’écrire la lettre, mais presque toujours également celle de la rédiger : on lui disait en gros ce qu’il fallait dire et il devait organiser ces contenus de façon lisible. C’est aussi ce qui se passe dans le métier de secrétaire, volontiers cité comme justification sociale de la dictée : la secrétaire prend en sténo — ou à partir d’un dictaphone — les contenus d’ensemble de la lettre à envoyer, et la rédige ensuite, selon des modalités connues, et avec toute la documentation nécessaire (dictionnaires par exemple).
Donc, pas de justification sociale de cette activité !
Et même si l’on pousse plus loin l’analyse, on se rend compte que la mise en jeu de l’orthographe fait partie intégrante de la production d’écrits, exactement comme la prononciation fait partie intégrante de la production orale. L’orthographe est inséparable de l’énonciation écrite. Si l’on vise sa maîtrise, c’est donc nécessairement à travers l’énonciation écrite qu’il faut l’envisager. Or, la dictée est doublement étrangère à l’énonciation : parole extérieure, élaborée par quelqu’un d’autre, elle est reçue passivement, et à travers une oralisation du dicteur, laquelle n’a rien à voir avec la prononciation mentale qui accompagne l’énonciation. Pire , cette oralisation extérieure se substitue à la prononciation mentale et la bloque complètement — ou, tout au moins, la fausse gravement.
* Mais alors, l’auto-dictée ne serait-elle pas la solution ?
Il est vrai qu’en apparence du moins, l’auto-dictée, c’est-à-dire, la réécriture d’un texte mémorisé au préalable, semble répondre aux objections présentées plus haut. La mémorisation d’un texte, surtout si elle a été bien conduite en forme de reconstitution de texte, a pour avantage d’intérioriser le texte et de substituer à l’oralisation extérieure, quelque chose qui ressemble à la prononciation mentale dont nous avons parlé.
Pourtant, cette situation est loin d’être satisfaisante, et sûrement pas plus que les formes précédemment étudiées. Outre qu’elle n’est en rien une situation d’énonciation, elle a des aspects fort déplaisants moralement et psychologiquement. Si un adulte doit écrire un texte qui n’est pas de lui, il serait bien imprudent de se fier à sa mémoire : la sagesse lui conseillera de se reporter au texte original et d’en reproduire une copie scrupuleuse : affaire d’honnêteté. Il est tout de même gênant de mettre l’enfant dans des situations qui seraient jugées sévèrement venant d’un collègue.
Psychologiquement et pédagogiquement, elle présente un autre inconvénient : la faculté de mémoriser, surtout visuellement, n’est pas également répartie chez tous les enfants (pas plus que chez tous les adultes d’ailleurs !), sans que cela soit pour autant une marque d’infériorité ou de supériorité ; en proposant une activité dont la réussite dépend de cette faculté, on introduit une profonde injustice qui ne peut que fausser par avance toute forme d’évaluation.
Quelle que soit sa forme, la dictée repose sur la confusion “énoncé/énonciation”. L’orthographe appartient à l’énonciation. Reproduire de mémoire ou à l’écoute un énoncé n’a rien à voir avec l’énonciation et par suite, la manipulation de l’orthographe ne saurait y apparaître en situation valable. Elle n’est qu’un simulacre d’écriture, sans aucun intérêt.
Au fait, au lieu de perdre du temps à faire faire des erreurs qui vont s’imprimer dans la tête des gamins et y installer un bazar pas possible, si on essayait enfin d’aider les élèves à comprendre comment ça marche, l’orthographe ?
Commenter également sur le blog d’Evelyne Charmeux