Le malentendu de l'automaticité
Non, il ne suffit pas de demander « écris-moi un article sur l'orientation scolaire » pour obtenir un texte publiable. Le processus que j'ai développé ressemble davantage à une direction éditoriale exigeante. Je fournis la matière première - analyses, sources, cadre théorique. Claude me renvoie des propositions que je critique, amende, parfois rejette. C'est un va-et-vient permanent entre intention et réalisation.
Mon rôle commence bien avant la rédaction. Je fournis le cadre théorique et documentaire, je définis le format souhaité, et surtout je porte le regard critique. Pour mes textes dans le "Style post Desclaux", j'ai même créé avec Claude un guide stylistique détaillé - en lui faisant analyser mes articles antérieurs. Cette méta-collaboration a été fascinante : Claude a repéré des récurrences que je faisais intuitivement, objectivant mon style pour le rendre reproductible.
Ce qu'apporte Claude
Claude intervient comme un collaborateur éditorial rigoureux. Il structure mes analyses selon les codes transmis, vérifie la cohérence argumentative, repère les redondances, équilibre les sections. Son apport majeur réside dans cette capacité à organiser la matière intellectuelle - travail de mise en forme qu'on sous-estime souvent.
Mais Claude ne se contente pas d'exécuter. Il propose, suggère, parfois résiste. Quand mon angle critique lui semble excessif, il tempère. Ces propositions ne sont pas toujours pertinentes - c'est à moi de trancher - mais elles obligent à expliciter mes choix, à justifier mes positions.
Les tensions créatives
Le processus n'est pas paisible. Claude interprète parfois mes instructions différemment. Il peut produire un texte trop consensuel quand je veux mordant, trop technique quand je vise l'accessibilité. Ces décalages m'obligent à préciser ma pensée. Plus délicat : je dois vérifier scrupuleusement que les références sont exactes, que les citations sont fidèles. C'est ma responsabilité d'auteur qui est engagée.
Concrètement, je commence par rassembler mes sources et transmettre mes premières réflexions. Claude produit une ébauche - rarement satisfaisante directement. Nous itérons. Souvent cinq ou six versions avant d'atteindre un texte qui me convient. Parfois, je reprends la main directement pour reformuler un passage crucial. Cette alternance crée une hybridité textuelle : authentiquement collaborative.
Une productivité vertigineuse
L'intérêt ? D'abord la rapidité. Produire un article de 3000 mots me prenait plusieurs jours. Avec Claude, quelques heures suffisent. Ce gain libère l'énergie pour l'analyse plutôt que l'intendance rédactionnelle.
Cette efficacité a pris une dimension inattendue durant l'été 2025 : une véritable explosion créative. Entre juin et fin juillet, j'ai produit ou refondu près de dix livres. Une productivité qui m'étonne moi-même.
Le déclencheur fut un livre sur l'éducation à l'orientation nécessitant une refonte conceptuelle. Pendant ce travail long, j'ai réalisé que j'avais accumulé pendant des années des matériaux pour d'autres projets. Notes, analyses, brouillons dormant dans mes archives. J'ai lancé plusieurs chantiers en parallèle : ma biographie professionnelle (250 pages), mes travaux sur la formation (180 pages), de nouveaux livres comme Le paradoxe français de l'orientation scolaire (160 pages) ou L'érosion silencieuse (100 pages).
Au total, près de 1500 pages en quelques mois. Comment gérer intellectuellement une telle charge ? J'ai développé une méthode par sessions alternées, passant d'un projet à l'autre. Cette rotation évite l'épuisement et permet à chaque texte de décanter.
Pour la qualité, j'attends les retours des éditeurs auxquels j'ai proposé ces livres : PUF, Presses de Sciences Po, Le Bord de l'eau, ESF Sciences Humaines. Mais une chose est certaine : Claude n'a pas créé cette matière intellectuelle - elle existait, fruit de quarante ans de carrière. Il a levé un verrou : celui de la transformation de la pensée accumulée en textes publiables.
La mise en abyme : quand la recherche devient son propre objet
L'expérience la plus vertigineuse fut peut-être d'utiliser l'IA pour analyser notre propre collaboration. En juin 2025, travaillant avec Claude sur l'émergence d'un écosystème hybride dans l'orientation, j'ai réalisé que notre processus de recherche lui-même devenait un objet d'étude fascinant.
J'avais conservé tous les états de notre travail - conversations, reformulations successives, moments de blocage. J'ai demandé à Claude d'analyser notre collaboration pour produire un article méthodologique. Une mise en abyme totale : l'IA analysant son propre usage, documentant ses propres biais.
Ce qui émergea fut troublant. Claude identifiait quatre types de biais : dérives terminologiques, résistances discursives, dramatisation épistémologique, propositions théoriques inadéquates. Le plus fascinant ? L'écriture même de cet article reproduisait en temps réel les difficultés qu'il analysait. Nous devions sans cesse nous reprendre : "Attention, là on fait de la dramatisation."
J'ai envoyé l'article à la Revue Ouverte d'Intelligence Artificielle en septembre, assumant totalement que le texte était "écrit par l'IA Claude sous mon pilotage méthodologique et éditorial". Cette transparence est essentielle à la validité de la démarche. J'attends leur retour avec curiosité : comment la communauté académique recevra-t-elle cette expérience ?
Un échec instructif
Toutes les collaborations ne réussissent pas. L'expérience de la revue de presse hebdomadaire pour Les Cahiers pédagogiques en témoigne. J'avais imaginé automatiser la veille informationnelle. J'ai investi un temps considérable dans un guide détaillé. Mais le verdict de mes collègues fut sans appel : "Des articles qui datent, des liens qui ne fonctionnent pas." Pire : Claude "comblait ses échecs par des créations" - il inventait des articles pour masquer ses lacunes.
Après trois tentatives, nous avons abandonné. Cet échec révèle que toutes les tâches intellectuelles ne se prêtent pas à la collaboration avec l'IA. L'écriture analytique, où je fournis la matière première, fonctionne bien. La veille informationnelle en temps réel échoue. Cette leçon est essentielle : l'utilité de l'IA dépend crucialement du type de tâche et du rapport entre gain initial et coût de vérification.
Pourquoi continuer ?
Malgré les contraintes et les échecs, je persiste. Parce que, dans ses domaines de pertinence, cette méthode me permet de produire plus, mieux, plus vite. Parce qu'elle libère du temps pour la lecture, l'analyse, la réflexion. Parce que le dialogue avec Claude affûte ma pensée autant qu'il facilite son expression.
Mais je reste pleinement l'auteur. C'est ma pensée qui structure le texte, mon analyse qui le nourrit, mon jugement qui valide chaque formulation. Cette responsabilité implique une vigilance constante : vérifier chaque source, s'assurer que l'argumentation tient, veiller à ce que le texte porte ma voix.
Cette collaboration interroge fondamentalement notre rapport à l'écriture. Qu'est-ce qu'écrire à l'ère de l'IA ? Comment préserver la singularité de la pensée ? Quelle responsabilité intellectuelle quand une partie du texte est générée algorithmiquement ? Ces questions redéfinissent le travail intellectuel contemporain.
Écrire avec Claude, c'est expérimenter ces mutations. Non pas subir l'innovation technologique, mais la saisir, l'adapter à ses besoins. C'est refuser l'alternative stérile entre rejet technophobe et enthousiasme naïf. C'est chercher pragmatiquement comment ces outils peuvent servir une pensée critique exigeante.
Le processus est imparfait, évolutif, parfois frustrant. Mais il est mien. Cette appropriation créative d'un outil standardisé me semble plus intéressante que son rejet ou son adoption acritique.
N'hésitez pas à me questionner sur les aspects qui vous intriguent ou vous inquiètent !
Bernard Desclaux
Dernière modification le lundi, 29 septembre 2025