fil-educavox-color1

 Crédit photo : JRBrousse An@é - Il faut vraiment gratter, tirer les ficelles, lire entre les lignes, supputer, déduire, interpréter, pour le trouver. L’élève est généralement absent des débats politiques[i]. Quand à l’enfant ou le jeune, il faut creuser profondément…pour ne pas le trouver.

Ce n’est pas faire injure aux partis politiques de constater qu’ils pensent d’abord aux électeurs, aux syndicats d’observer qu’ils pensent d’abord à leurs adhérents… Tous les protagonistes et les responsables vont naturellement s’offusquer de propos aussi négatifs, affirmant haut et fort que l’éducation est leur priorité et que le bonheur de l’élève est au cœur de toutes les promesses. Pourtant, les grandes déclarations des uns et des autres sont toujours très générales, les vrais problèmes ne sont abordés qu’à distance, la démagogie est souvent visible, la crainte de bousculer une opinion publique toujours conservatrice et mal informée est flagrante.

Quand des candidats promettent des moyens et des postes sans condition, ils pensent améliorer et conforter l’existant, ils ne pensent donc pas à l’élève. Même avec 3 ou 5 élèves de moins par classe en moyenne par exemple, si l’on ne change rien en profondeur, on ne changera pas grand-chose pour l’élève.

Quand des responsables affirment en louvoyant que les devoirs[ii] sont utiles pour assurer un lien entre les familles et l’école, ils ne pensent pas à l’élève, ils pensent aux parents qui en demandent, à leurs adhérents qui considèrent que les élèves ne peuvent pas apprendre sans heures supplémentaires… Ils ne pensent pas aux élèves qui en ont marre[iii].

Quand des politiques revendiquent un haut niveau de culture commune pour tous, ils pensent généralement aux disciplines scolaires et à leur pérennité. Ils pensent à une proportion de professeurs accrochés aux programmes disciplinaires classiques comme à une bouée. Ils ne pensent pas aux élèves qui ne comprennent pas le sens des apprentissages scolaires et qui ont besoin de globalité, de transversalité, de rapport au monde qui les entoure, de sens.

Quand les uns et les autres répètent ce qui est répété en vain depuis plus de 30 ans, qu’il faut ouvrir l’école aux parents, c’est toujours pour que les parents répondent aux convocations et soient de bons répétiteurs au moins pour ceux qui le peuvent. Ce n’est pas pour écouter les parents en sachant que le bonheur des élèves dépend aussi de la qualité de la relation entre l’école et leurs parents, c’est pour leur expliquer et leur donner des conseils

Les enseignants sentent bien, confusément, la somme des malentendus que cachent les programmes politiques et les motions corporatives : malentendus sur qu’est-ce qu’’apprendre (écouter, répéter, restituer ?), malentendu sur le bon prof (celui qui donne des devoirs ?), malentendu sur le bon parent (celui qui refait l’école après l’école ?). Ils sentent bien qu’il est impossible ou très difficile d’apporter des solutions à ces problèmes, d’associer le bonheur d’enseigner et le bonheur d’apprendre dans un contexte hostile, obsolète, fondé sur la compétition individuelle, l’obsession du résultat apparent immédiat, le pilotage par les résultats, la glorification du mythe de l’âge d’or.

Les interrogations sont fortes :

· Si l’on n’exige pas immédiatement une abrogation des programmes actuels, la relance d’une réflexion collective, démocratique, sur les finalités, les valeurs, le socle, les programmes, l’évaluation, en se donnant du temps, en relâchant la pression sur les enseignants et en leur faisant confiance, en cultivant l’idée dans l’opinion publique que l’école doit changer pour construire l’avenir et que le changement, avec une vision prospective lucide, exigera des ruptures.

· Si l’on n’engage pas une réflexion partagée, tout de suite, sur la vie de l’élève dans l’établissement et sur la vie de l’établissement dans le quartier ou le village.

· Si l’on fuit l’urgence de mettre en place des projets éducatifs globaux associant l’ensemble des acteurs éducatifs d’un territoire, recherchant les complémentarités entre les formes d’éducation (formelle, non-formelle, informelle) dans la perspective de l’éducation tout au long de la vie

· Si l’on s’acharne à éviter la question de l’ennui, celles de l’injustice, de la révolte, du droit à l’expression, de la préparation à l’exercice de la responsabilité et du respect.

· Si l’on se contente de donner des moyens et de réduire son ambition à des retouches cosmétiques sans changer les fondamentaux

· Si l’on se limite à traiter le numérique par rapport aux disciplines scolaires et non par rapport à l’évolution de la société de la connaissance et à l’accélération de la communication entre les élèves hors l’école

Alors, il y a bien peu de chances de sauver l’école et de la promouvoir. L’implosion annoncée par les prospectivistes ne tardera pas à se produire, imposant alors une véritable refondation[iv]. Nous avons perdu beaucoup de temps depuis l’abandon de la loi d’orientation de 1989 qui était un véritable virage dans l’histoire de l’école : mettre l’élève au centre du système. Il faudra bien oser le faire à nouveau, avec une sérieuse pédagogie de la réforme.

On voudrait réformer, mais sans déranger, sans perdre de voix et sans perdre d’adhérents. Mais il est impossible d’évoluer en la matière sans ruptures et sans le courage indispensable pour les assumer et les garantir. Le « système Jules Ferry » a duré, dans un certain consensus, du début des années 1880 à la fin des années 1960. 80 ans ! Son déclin et son agonie auraient du permettre la gestation d’un nouveau projet républicain consensuel pour les 20 ou 30 ans à venir. Cela ne s’est pas produit. D’hésitation en frilosité, de recours à la nostalgie en refus de prospective, de manque de courage politique en manque de vision des réalités humaines, on a fini par faire une marche arrière fantastique en 2007 sans trop de protestation et sans projet alternatif mobilisateur.

Il faudrait faire du neuf pour répondre aux enjeux du futur, par exemple : exiger que tous les projets éducatifs consacrent leur premier chapitre au moins à l’élève et, autant que possible, à l’enfant et au jeune. Se figer sur le seul aménagement du vieux, aux marges, nous condamnerait à voir surgir les monstres dans le clair-obscur[v] inquiétant évoqué par Gramsci.

Mais vous n’êtes pas obligés d’être d’accord !


[i] Absent des écrits…et absent des débats avec, cependant des évolutions intéressantes. Deux conseils généraux qui m’ont invité à participer à des forums, celui du Nord (Patrick Kanner) et celui de Seine-Saint-Denis (Claude Bartolone) ont trouvé des organisations laissant une large place à l’expression libre des collégiens. Il y en a sans doute d’autres. Cette ouverture à la parole des élèves met bien en évidence leurs capacités d’analyse et de jugements des pratiques, et sont souvent de nature à bousculer des certitudes.

[ii] Excellente initiative de la FCPE avec l’ICEM Freinet de lancer une quinzaine du refus des devoirs. Elle permet au moins de provoquer la réflexion sur cette incongruité du non respect d’un texte officiel qui interdit les devoirs depuis 1956 !

[iii] Pour reprendre le titre d’un billet précédent sur Educavox : « Marre des devoirs »

[iv] Ou admettant la destruction en cours pour laisser la place à un système ultra libéral

[v] « L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans le clair-obscur, surgissent les monstres ». Gramsci.

Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.