fil-educavox-color1

Le costume s’use. On lui met des pièces, on le raccommode, on le ravaude, on le lave et le teint. On tente de le retourner, la doublure ayant un meilleur aspect que l’extérieur. Malgré tous les efforts et les talents conjugués des couturières et couturiers, il s’effiloche… 

Parfois, les ficelles sont si grosses que l’on ne regarde plus qu’elles, oubliant le costume et celui qui le porte. On coud alors des pièces sur les pièces car enlever les pièces usées pour en mettre des neuves serait risqué, on ne trouverait plus la place pour mettre les coutures. On s’est ingénié à rechercher des pièces moins coûteuses et même à enlever carrément celles dont l’entretien semblait trop dispendieux. L’angoisse de se prendre une veste s’opposait cycliquement, tous les cinq ans environ, à la décision de fabriquer un costume neuf. Tantôt on prétendait ne pas en avoir les moyens, tantôt on tentait de démontrer que le costume rapiécé était plus seyant que le vieux, ou que le neuf, résolument différent, est dangereux pour la santé.

Le moment est pourtant venu de fabriquer un costume neuf si l’on ne veut pas se retrouver tout nu.

L’école est ce costume... Usé jusqu’à la corde à la fin des années 1960 après avoir bien servi, il a, peu à peu, été rapiécé dans les années 1970. Les pièces très colorées lui donnaient un coup de jeune. Une tentative de le retourner complètement en 1989 a échoué sans que l’on n’ait jamais tenté d’analyser les raisons du retour à la face rapiécée.

Les pièces se sont alors succédées, multipliées, superposées, télescopées. ZEP, REP, PPRE, PRE, RARE, SI, ECLAIR, CEL, PEG, ERS, etc. On y perd son latin. Evaluations CE2, 6ème, CM2, CE1, SG, dépistages précoces, puis évaluations et préparations aux évaluations tout le temps, il faut prouver que les pièces sont solides ou, au moins, le clamer. On y perd la confiance.

2 012. Les regards se tournent vers les vitrines.

On n’y trouve qu’un modèle. Il est importé des pays anglo-saxons. Il a le mérite d’être cohérent et clair. Modèle ultra libéral décliné dans des dégradés de couleurs ternes : la loterie de l’égalité apparente des chances, la loi des gagnants et du plus fort, la fatalité de l’échec, la culpabilisation des élèves et des parents, le « patron » identique à celui de l’âge d’or sacralisé, les bonnes œuvres[1] pour la paix sociale, la recherche d’économies allant jusqu’à la suppression de la formation des tailleurs et du temps d’adaptation au costume.

Dans l’autre magasin, la bataille fait encore rage en arrière-boutique. Certains déclarent que la trame du vieux costume est toujours bonne, d’autres veulent garder leurs pièces à tout prix et seraient prêts à les coudre sur un costume neuf. Ceux qui veulent du neuf peinent à se faire entendre, leur voix est couverte par les prudents, les frileux qui craignent la transition et une nudité même de courte durée, ceux qui ont toujours peur de perdre, ceux qui affectent de penser que personne n’est prêt à porter un beau costume tout neuf et que quelques nouvelles pièces chatoyantes pourraient suffire. Quelques uns ont visiblement adopté les mesures de l’autre magasin, ils s’efforcent de ne pas donner le spectacle d’un nouveau retournement de veste. Ils l’avaient retournée en 2002 ou en 2007, ils ne vont quand même pas la retourner tous les cinq ans, encore que certaines conceptions de la loyauté améliorent la souplesse, la digestion de couleuvres et la tolérance aux pièces.

Il faut donc que cet autre magasin fasse vite pour ne pas rester vide. D’autant que le climat se dégrade, que l’horizon s’assombrit, que les évidences s’imposent. Il faut du neuf qui puisse réveiller les enthousiasmes, les passions, les désirs, qui fasse rêver, qui donne envie.

Il faut du neuf d’abord sur le sens : les programmes et les finalités et donc la place de l’école dans l’évolution de la société. Que serait un projet de costume qui ne soit fondé que sur le renforcement des pièces usagées, où les finalités[2] disparaîtraient toujours derrière des programmes sclérosés au regard de l’accroissement exponentiel des savoirs du monde, de leur diffusion et des exigences d’éducation tout au long de la vie, de l’articulation avec les autres formes d’éducation sur un territoire (informelle, non formelle)

Il faut faire du neuf en se débarrassant des pièces, remettre tout à plat, imposer que l’école ait les moyens d’être son propre recours durant le temps scolaire normal. Supprimer les étiquetages, les zonages[3], les stigmatisations, les évaluations négatives angoissantes… et pour cela, changer les programmes, l’organisation du temps et de l’espace… et conforter la notion d’accompagnement souple : - pour les élèves, les RASED qui sont un moyen irremplaçable[4] - pour les enseignants, une formation repensée et une redéfinition des missions de l’inspection et des chefs d’établissement - pour les établissements, des moyens garantis pour des périodes de 3 ans, en fonction de la moyenne des CSP (catégories socio professionnelles) du secteur

Il faut du neuf quant à la place de l’élève et son plaisir d’apprendre. Ne pas ignorer l’ennui qui se généralise et s’accroît. Ne pas négliger la puissance et l’impact du numérique non pas pour sauver le vieux costume en constituant une nouvelle pièce, mais pour garantir la qualité et la durée de vie du nouveau.

L’attente d’un nouveau costume est forte. La persistance à vouloir conserver le vieux, même en lui affectant des moyens beaucoup plus importants, serait une grave erreur au regard de l’histoire et de l’avenir à long terme. On a rappelé récemment Shakespeare : « Ils ont échoué parce qu’ils n’avaient pas commencé par le rêve. » Ne repoussons pas le rêve à plus tard, aux calendes grecques sinon il faudra toujours raccommoder, changer les pièces du vieux costume qui n’en restera pas moins vieux et finira en loques.

Masi vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.



[1] Oui, l’aide individualisée qui alourdit la journée scolaire des plus faibles, qui est fondée sur des évaluations qui n’en sont pas et sur une illusion de remédiation, correspond aux bonnes œuvres du « grand patronat » de l’éducation. On a supprimé le samedi matin pour libérer les enseignants 3 h et permettre d’immenses économies : suppression de la formation continue, suppression des RASED et aide individualisée qui ne coûte rien… Il fallait bien donner une tonalité sociale aux mesures budgétaires.

[2] C’est terrible de voir à quel point tout le monde est d’accord pour souligner l’importance des finalités alors que personne ne peut dire quand elles se construisent, par qui et comment.

[3] Aïe ! J’entends les cris. Oui, il faut abandonner les ZEP/REP. Le concept était génial et généreux. Il est usé. Je suis en accord avec la proposition de Philipe Meirieu : des moyens humains et financiers plus importants et pour une durée de 3 ans, en fonction du projet et de la moyenne des CSP de chaque établissement. Evidemment, on ne les supprime pas tant que l’école nouvelle n’est pas créée, les évolutions se font en biseau mais avec une perspective clairement affichée et une pédagogie de la réforme.

[4] Oui, les RASED sont la solution la plus intelligente pour accompagner les élèves et les maîtres. S’ils ne sont pas minés par le concept dépistage/remédiation ou tentés par la médicalisation. Mais, généralement, ce sont des praticiens, spécialistes de la difficulté scolaire. Ils permettent d’éviter les structures ségrégatives. Il faut aussi des conseillers pédagogiques qui fassent classe et qui aident.

Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.