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Déscolariser l’école pour la valoriser et pour l’inscrire dans son temps est un message difficile à faire passer.

La phrase fait scandale. Il faut bien admettre qu’elle est quasiment impossible à exprimer publiquement en période électorale sans risquer procès et quolibets. Dans la société actuelle, alors que le niveau d’information des citoyens sur la réalité des. problèmes de l’éducation est extrêmement faible, alors que les images d’Epinal de l’école demeurent dominantes et que la nostalgie de l’âge d’or est habilement entretenue, alors que l’on a prétendu sauver l’école en lui imposant une marche arrière sans précédent, il est impossible de faire admettre l’exigence d’une réforme fondamentale, d’une refondation complète, inscrite dans le temps long, transcendant les alternances politiques et les drames, comme l’a fait l’école de Jules Ferry qui a connu deux guerres, des crises et qui a su se maintenir sans de se transformer au fond, durant près de 130 ans. Une refondation qui aille jusqu’à repenser[1] l’école serait aujourd’hui une idée aussi folle que celle d’inventer l’école, comme le dit la chanson.

Et pourtant !

Tout le monde est à peu près d’accord sur la nécessité du changement, de la réforme, de la refondation, mais dès l’instant où l’on pose des questions sur ce qui doit changer et comment, on trouve souvent le vide. On entend du discours formel sur l’école de la République, sur le Savoir sacré, évidemment ambitieux, sur les valeurs et le civisme, mais la tendance générale reste à vouloir épargner et vénérer les tabous : les disciplines scolaires cloisonnées, usées ; la progressivité des apprentissages d’un faux simple à un vrai complexe ; le cours (une heure, une classe, une discipline, un prof…). Ainsi, on peut parler de « refondation » sans annoncer l’abrogation des programmes de 2008[2]. Ainsi, on peut clamer que « les programmes seront redéfinis sur le modèle de l’élève qui n’a que l’école pour apprendre », sans annoncer la moindre remise en cause des disciplines scolaires qui seraient éternelles, universelles, indiscutables. Jules Ferry lui-même s’interrogeait sur la pertinence et l’utilité des disciplines scolaires imposées. N’avait-il pas envisagé de mettre du droit dans les programmes de l’école, ce qui effraya la société des avocats ?

En fait, il faudrait changer sans changer, réformer sans changer, refonder sans changer les matériaux et les plans. Toute réforme serait bonne si elle était assortie de moyens et si elle ne changeait rien.

Pourtant, tout a changé à une vitesse fulgurante autour de l’école. La quantité de savoirs produits par l’humanité s’accroît chaque jour de manière exponentielle. De nouvelles disciplines apparaissent. La diffusion des savoirs n’a pas de limite, L’école n’est plus la seule dispensatrice de savoirs. Il y a désormais un écart terrible entre les savoirs de l’humanité et les disciplines scolaires issues de l’antiquité et du moyen-âge. Le poids des programmes et la rigueur des didactiques disciplinaires font que l’on oublie toujours les finalités en route. Evaluations et contrôles obligent. Et les élèves s’ennuient surtout ceux qui ne sont pas formatés pour faire « l’élève sage, poli, attentif, courageux ». Pourquoi pas du droit, de la philosophie, de l’économie, de l’éducation à la santé beaucoup plus tôt dans le parcours scolaire ? Pourquoi pas des savoirs qui permettent aux élèves de comprendre le monde qui les entoure ? Mais si l’on avait le courage de changer, que faudrait-il enlever pour éviter les surcharges ? Comment résoudre le problème du choix des savoirs à enseigner ? Les disciplines liées aux catégories de professeurs sont-elles éternelles ? Qui l’a décidé ? Quand ? Au nom de quoi ? Edgar Morin avait excellemment posé le problème avec ses sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Faudrait-il ajouter les sept savoirs aux disciplines actuelles sans rien enlever ou s’extasier sur eux avant de les enterrer ?

Pourtant, tout a changé chez les élèves eux-mêmes. Contrairement à une idée reçue, les enfants et les jeunes d’aujourd’hui savent beaucoup de choses, ils n’attendent pas l’école pour apprendre. Ils apprennent ailleurs et autrement. Ils échangent leurs savoirs et créent des réseaux… Le problème est que, fréquemment, ces savoirs n’ont pas de rapports visibles avec les disciplines scolaires. Le fait de les ignorer ou de les mépriser est un facteur important de construction des inégalités et d’échec scolaire. Les élèves passionnés par l’aéronautique, l’astronomie, les technologies nouvelles, la mécanique, l’informatique, etc., de tous les milieux, ont beaucoup de mal à comprendre que leurs savoirs soient ignorés, jamais pris en considération dans les évaluations de savoirs et de compétences, jamais utilisés pour donner du sens aux apprentissages scolaires eux-mêmes. Il est évident pour beaucoup d’acteurs du système éducatif, souvent quelque peu conservateurs, que ce qui n’a pas été appris à l’école n’est pas un savoir.

L’usage du numérique par les élèves, même très jeunes et de tous les milieux, illustre parfaitement l’exigence de poser la question de la déscolarisation de l’école. Les élèves savent, ils n’ont pourtant pas appris à l’école, ils sont en capacité de former leurs parents, grands-parents et nombre de leurs professeurs[3]. Dès la sortie du collège, ils se précipitent sur leurs petites machines et ne les quittent plus, ils feront leurs devoirs beaucoup plus tard, très tard, ou ne les feront pas, ne comprenant pas leur utilité.

 La question de la déscolarisation de l’école est perturbante, ce n’est pas une raison pour la fuir. On pourrait au moins accepter d’y réfléchir collectivement, d’annoncer un grand débat public sur les finalités de l’école et sur les programmes. On pourrait au moins, dans l’immédiat et dans la perspective d’une réelle refondation, tout mettre en œuvre pour donner du sens aux savoirs scolaires et pour prendre en considération les savoirs et les compétences acquis hors de l’école. Connaître les élèves, leurs savoirs, leurs talents, leurs passions, c’est peut-être aussi les respecter pour être respecté et pour améliorer la réussite scolaire de tous.

Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.



[1] Repenser plutôt que re-panser, pour reprendre le thème d’un colloque de l’ICEM Freinet

[2] Ce qui est aberrant ! Refonder l’école sur la base de programmes identiques à ceux de 1923 est proche de la bêtise.

[3] Je m’amuse toujours à entendre les revendications de professeurs qui n’utilisent pas les outils numériques faute de formation, alors que leurs élèves pourraient les former sans avoir été formés. Par contre, j’applaudis quand ils revendiquent une formation pédagogique, car on ne change pas fondamentalement ses pratiques sans une formation pédagogique de haut niveau.

Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.