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Après une longue période de stabilité (de 1882 aux années 1960), une période de perturbations et de tâtonnements (de 1969 à 2002), une période de régression (de 2002 à aujourd’hui), l’école se trouve à une croisée de chemins, les choix à faire étant cette fois, assurément, sans appel.

Ou elle s’engage enfin dans une mutation profonde, une refondation ou plutôt une nouvelle fondation, le préfixe « re » de refondation (rétablir, restaurer, recréer, revenir à….), évoquant beaucoup trop l’idée de retour à un passé mythique impossible à reproduire tant le monde a changé depuis la fin du 19ème siècle.

Par contre, notre pays a besoin d’une mutation qui soit comparable à celle engagée par Jules Ferry, en termes d’ambition et d’ampleur. Les enjeux et les contextes sont différents, mais, comme à cette époque, il s’agit de créer un système complet et cohérent, neuf, et un grand mouvement mobilisant tous les citoyens, avec des finalités mises au point dans la concertation et largement diffusées, avec une « pédagogie de la réforme » bien définies pour l’ensemble du système, avec un accompagnement d’experts compétents mobilisés sur les nouveaux enjeux.

Une grande réforme éclairée par une philosophie, un humanisme, des valeurs partagées, avec, en perspective, une conception de « l’honnête homme » du 21ème siècle et de la société démocratique de 20020/2030..

Ou elle se place en position de survie assistée, c’est-à-dire le maintien de la situation actuelle, avec des moyens supplémentaires, quelques annulations de décisions prises au cours de ces dernières années, des aménagements, des corrections, des ravalements de l’existant sans changement réel sur le fond. Dans cette hypothèse, il y aurait bien peu de chances de réduire l’ennui croissant, de plus en plus préoccupant, des élèves, la souffrance des enseignants et l’échec scolaire.

Ou elle explose avec la compétition, la mise en concurrence, le pilotage par les résultats apparents, la livrant au marché. Le triomphe du libéralisme débridé aurait ainsi définitivement gagné, avec toute une série de dégâts collatéraux comme le développement de la violence, le désengagement citoyen, le règne des experts et de la finance, le développement des inégalités admis comme une fatalité

L’honnêteté intellectuelle et morale impose de reconnaître que la seconde hypothèse conduirait inéluctablement à la troisième, retardant simplement l’échéance. L’accroissement de la dépense publique serait à nouveau convoqué comme la faiblesse des résultats, car ceux-ci ne peuvent guère s’améliorer sans une réforme fondamentale.

Il ne reste donc qu’une alternative : l’explosion ou la mutation.

L’explosion est inévitable si l’on continue à ne s’intéresser qu’aux moyens sans parler des enjeux.

La mutation ne peut pas être réduite à une mue. La culture de l’apparence, les conservatismes persistants et les résistances au changement s’accommodent toujours facilement des pseudos réformes. L’illusion est toujours un grand danger. Les perfusions, appareillages, dispositifs, placebos ne peuvent pas rendre la santé et la dynamique nécessaire, à un organisme. Il en est de même pour l’école.

Trois obstacles majeurs, bien connus et non exclusifs, se dressent toujours face au besoin de fondation nouvelle, les contenus liés aux finalités et aux valeurs, la pédagogie liée à la place de l’enfant et du jeune dans leurs apprentissages, le fonctionnement du système éducatif lié au management et à la démocratie. 

La tyrannie des disciplines scolaires cloisonnées reléguant valeurs, finalités, objectifs généraux dans l’obscurité n’est pas le moindre. Les trois sont soudés. Le déni de la pédagogie concerne les trois. Je les ai décrits dans de nombreux billets précédents avec des entrées différentes : l’évolution des savoirs de l’humanité, le mépris des savoirs non scolaires, la persistance du modèle de la transmission, l’évaluationnite traumatisante, l’infantilisation des enseignants, le fonctionnement pyramidal autoritaire, etc

Il faut donc chercher des leviers puissants pour faire bouger les lignes et les choses :

la formation des enseignants à la condition qu’elle soit résolument nouvelle, l’ouverture de l’école et le développement de projets éducatifs globaux territorialisés, le recentrage sur les finalités, le pari de l’intelligence collective.

Le numérique peut être un levier à la condition qu’il ne soit pas détourné pour renforcer des pratiques obsolètes et leur donner une apparence de modernité sans transformation fondamentale : de la confiture sur un pain qui ne change pas. Ce n’est certes qu’un outil, mais il n’est pas comparable à l’apparition du stylo à bille ou de la radio ou de la télévision ou du marteau dans d’autres métiers, d’où son intérêt comme levier. Il possède une puissance qui dépasse complètement le seul usage immédiat. Ah, si j’avais un marteau… Et si le marteau pouvait mémoriser et restituer les situations dans lesquelles je l’ai utilisé, la somme de mes essais et erreurs, la trace de mes réflexions sur mon activité et mon action… S’il pouvait situer l’usage que j’en ai fait, dans un processus de fabrication d’un objet… Si la trace pouvait être comparée aux traces des copains. Si tout cela pouvait aider l’enseignant à remettre en cause sa démarche et à en inventer d’autres avec ses pairs…

Scientifiques, prospectivistes, pédagogues, producteurs de « machines » numériques pour l’école, éditeurs, avec Joël de Rosnay, Daniel Kaplan, échangeaient sur ces questions avec l’équipe de l’An@é autour d’’Educavox, à Paris ce jeudi 8 mars dans les locaux de la FING.

Beaucoup de fenêtres ouvertes sur l’avenir de l’école et de l’éducation sous toutes ses formes. Une conclusion consensuelle : tous les possibles ne sont pas exploités, beaucoup ne sont pas encore connus mais sont en préparation. Un accord : les enseignants sont nombreux à expérimenter, à chercher, à réussir, mais ils peuvent s’épuiser et se lasser, manquant d’un accompagnement constructif et d’un cadre institutionnel neuf et courageux. Une certitude : « pour inventer l’ampoule électrique, on n’a pas amélioré la bougie », (une phrase clé souvent citée par Eveline Charmeux) et « L’avenir n’est pas une amélioration du présent. C’est autre chose » (Elsa Triolet).

En sortant de ce genre de rencontres, en cette période où l’avenir peut se construire, comment éviter de penser que le débat sur l’école ne peut pas se réduire à des batailles de chiffres ? Comment ne pas rêver à une mobilisation de la Nation pour construire démocratiquement l’éducation participative émancipatrice du futur ?

Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.

Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.