La pudeur, l’auto culpabilisation, la difficulté à analyser la réalité d’aujourd’hui faute de pouvoir se libérer de l’image idéalisée du passé, l’absence de perspectives crédibles, la crainte du changement opacifient toujours la réflexion. La solitude, l’absence d’accompagnement positif, l’ignorance du parcours intellectuel des enseignants et de leurs représentations renforcent inexorablement le malaise.
On juge l’enseignant sans connaître son histoire, ses motivations, les raisons de ses choix, son propre regard sur ses pratiques, l’implicite, les alibis et les bonnes raisons, les contextes. Le pilotage par les résultats, totalement déshumanisant dans un domaine qui devrait naturellement privilégier l’humain, a accéléré la destruction de la représentation du rapport homme ou femme / professionnel. Chaque enseignant connaît pourtant cette belle affirmation : « on n’enseigne pas ce que l’on sait, on enseigne ce que l’on est[i]. ». La disparition de la formation initiale et continue et le développement sans précédent de l’autoritarisme ont renforcé l’accélération, ajoutant à la souffrance une impression de fatalité et d’impuissance.
J’ai déjà évoqué ce problème dans un billet précédent citant le témoignage d’un professeur dont une grande partie de l’énergie était consacrée à « éviter la bordélisation ». On admettra que parler de pédagogie à des collègues d’abord préoccupés par leur survie est une gageure. Donner des conseils qui ne sont le plus souvent que des critiques en creux devient dérisoire au regard de la gravité des problèmes. Les critiques ou recommandations ne sont même plus entendues tant l’urgence est ailleurs.
Les professeurs sont de plus en plus nombreux à exprimer leur désarroi :
« Il me faut un quart d’heure pour obtenir le silence, j’essaie de travailler une demi heure avec un tiers de la classe, et le dernier quart d’heure, c’est le b… ». Ils sont de plus en plus nombreux à désespérer ou à se résigner, se repliant derrière leur discipline comme derrière un bouclier. Ils s’interrogent sur les raisons d’une telle dégradation, invoquent souvent la surcharge des effectifs, expriment parfois le besoin d’ordre, d’autorité, de sanctions tout en doutant de l’efficacité d’un recours à l’autoritarisme, les colles et les punitions non faites étant monnaie courante. L’analyse du comportement des élèves, pas seulement des élèves en difficulté, est toujours encombrée par les images d’Epinal persistantes. Toujours comparer au stéréotype de l’élève sage, attentif, respectueux empêche de mesurer l’ennui, l’incompréhension du sens des apprentissages scolaires, la frustration de la non prise en compte des savoirs et compétences acquis hors l’école, le totalitarisme des programmes disciplinaires, le rejet d’une évaluationnite négative. Mais les faits sont là. Ils sont favorisés par des formes de corporatisme facile qui cautionne un conservatisme mortifère.
Autre indicateur de la déprime : les enseignants sont de moins en moins nombreux à se mobiliser hors l’école.
Ils sont las, désabusés. Les taux de participation aux réunions d’information syndicale, même sur le temps de travail, ont chuté. Le taux de présence à des réunions d’information ou à des débats sur l’école organisés par les parents d’élèves, les DDEN, les mouvements d’éducation populaire, les partis politiques, les collectivités territoriales est de plus en plus faible. Récemment, lors d’un forum organisé par un conseil général innovant sur l’évolution du collège, on a compté 5 enseignants et 3 principaux… sur 300 participants. J’en arrive à me demander si cette désaffection n’a pas été prévue et organisée tant elle est forte.
Les sondages d’opinion peuvent toujours sonder les intentions de vote des enseignants. Ils seront dans l’incapacité de sonder les âmes et de mesurer la démobilisation, le désenchantement, la perte d’enthousiasme et de plaisir[ii].
Cette situation morale est d’ores et déjà un obstacle au changement, à la refondation nécessaire.
Prenons un exemple : les programmes. Il est évident que les programmes disciplinaires cloisonnés issus de la nuit des temps, coupés des finalités et des objectifs généraux, liés à un socle contesté et gadgétisé, sont à revoir fondamentalement de la maternelle à la troisième.
Tous les spécialistes le savent, tous les acteurs le ressentent confusément. A l’école primaire, les programmes de 2008, autoritairement imposés, hérésie intellectuelle, sont complètement dépassés. Annoncer leur abrogation, s’engager dans l’un des domaines majeurs d’une refondation, exige une dose de courage politique qui, face à l’exigence électoraliste, relève de l’héroïsme. La crainte des réactions hostiles sur le thème de la réformite, de l’excès de réforme, de l’image vraie ou fausse « à chaque ministre, sa réforme » empêche une annonce même prudente. La difficulté à concevoir d’autres choix de disciplines, de renforcer la place des finalités en admettant de la souplesse pour les programmes, la perspective incontournable de rompre avec des pratiques ancestrales (le cours, l’heure, la classe….), la peur du global et du transversal, s’inscrivent dans le contexte d’une information extrêmement faible de l’opinion publique sur la réalité des problèmes de l’éducation. Les partis politiques eux-mêmes en portent une part importante de responsabilité ayant abandonné leur rôle d’éducation politique, la laissant aux médias.
Le risque est donc grand que l’on ne touche pas aux programmes pour ne pas déranger. Ce faisant, on ne résout rien des problèmes de la souffrance des enseignants. On tourne en rond. Les enseignants souffrent, les élèves s’ennuient et chahutent. On connaît les raisons et les solutions. Les professeurs eux-mêmes soutiendront le conservatisme par peur de l’avenir, annihilant par la même toute perspective de retrouver le bonheur d’enseigner. On sait que le progrès exige parfois des ruptures.
Les prospectivistes les plus sages considèrent que le système est au bord de l’implosion. La FING[iii] décrit cette « implosion du modèle éducatif dominant, attaqué de toute part et confronté à un manque chronique de ressources ». On tentera de l’éviter mais l’on ne fera que la retarder un peu.
S’attaquer sérieusement au malaise des enseignants est une condition majeure de réussite d’un projet alternatif. La solution n’est pas dans le maintien de l’existant et les incantations. Pourquoi ne pas annoncer les ruptures indispensables et se donner le temps de la réflexion collective, de la concertation, de la mise au point d’une pédagogie de la réforme ? Deux ou trois ans à suspendre les pressions hiérarchiques et les exigences administratives, à exploiter les richesses du terrain, à faire le pari de l’intelligence collective n’entraînerait guère de préjudice compte tenu de l’état réel de l’école, mais permettrait d’éviter le scénario catastrophe.
Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.
[i] Citation exacte : On n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir, on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est. Jean Jaurès. Extrait de « L’esprit du socialisme ».
[ii] Les hiérarques sont tout autant incapables de mesurer la gravité du phénomène. D’une part, l’évaluationnite (analyse des résultats, recommandations, feuilles de route…) ne laisse plus de temps au dialogue sur le réel et d’autre part, ils ont perdu une grande part de crédibilité en se jetant dans le pilotage. De plus, ils ont naturellement la conviction que leur action est utile et que tout va bien dans leur secteur de responsabilité. Je le pensais peut-être aussi quand j’étais inspecteur en activité.
[iii] Fondation Internet Nouvelle Génération. Extrait d’un scénario de rupture : « Face à la situation, plusieurs initiatives se développent. Des écoles nouvelles apparaissent avec l’aide d’entreprises et d’associations. Des professeurs lassés rejoignent ces établissements parallèles. Dans les cas les plus extrêmes, des commandos de parents forcent la porte des collèges et des lycées, parfois avec la complicité des enseignants. Venant chacun avec leur ordinateur, ils réquisitionnent salles de permanence, CDI, gymnases pour y organiser des ateliers, faire de l’assistance pédagogique, ou encore, projeter des cours tirés du meilleur du web…. ». Scénario catastrophe ? L’annonce d’une catastrophe ne permet pas de l’éviter… et la FING explique l’urgence de la reconstruction. Voir leur récente publication « Questions numériques 2012/2013 » pages 2015 et 2016.