Jean-Louis Durpaire et Jean-Louis Véran, cadres honoraires de l’Éducation nationale[1], nous livrent une étude au long cours de l’École, une institution toujours et plus que jamais indispensable à la construction de l’Homme, mais dont l’évolution doit cependant être repensée, voire maîtrisée dans une époque de profondes transformations. Se fondant sur une analyse diachronique, ils mettent en regard études et témoignages pour en repenser le fonctionnement au regard des objectifs d’une nouvelle conception de la réussite. Comment cette vénérable institution peut-elle changer de logiciel, modifier son fonctionnement et les valeurs qui fondent l’éducation des jeunes pour placer l’épanouissement au coeur de son projet ? Et comment l’école doit-elle changer pour transformer réellement le Monde ?
Jean-Louis Durpaire et Jean-Louis Véran ont accepté de répondre à nos questions.
Jean-Louis Durpaire Jean-Pierre Véran
Le titre de votre livre évoque d’abord le bonheur, puis l’école : deux termes qui semblent éloignés l’un de l’autre, associés à l’idée de révolution. Pourquoi faudrait-il révolutionner l’école aujourd’hui ?
Jean-Louis Durpaire : le titre de notre ouvrage porte un projet en effet autour des trois mots « bonheur », « école », « révolution ». Notre propre parcours à Jean-Pierre Véran et moi-même nous a fait vivre des expériences très diversifiées - professeur de lettres pour l’un, de mathématiques pour l’autre, inspecteur, formateur et maintenant intervenant expert auprès de divers organismes, particulièrement France Education international et membre du laboratoire Bonheurs de l’Université de Cergy.
Tous les systèmes éducatifs dans tous les pays sont en recherche et tous engagent des réformes plus ou moins ambitieuses. L’OCDE, elle-même, a changé radicalement ses recommandations en matière de compétences à faire acquérir aux élèves ; on est passé d’un projet en 2000 centré sur des compétences directement utiles à l’économie à une vision beaucoup plus large (vers 2030) : des capacités à transformer le monde … Dans l’ouvrage, nous nous sommes attachés à examiner l’évolution de notre École durant la 5e République : 6 décennies séparent l’ordonnance du 6 janvier 59 et la loi pour la confiance de l’École… et la crise covidienne.
Le terme « révolution » nous parait adapté, même s’il est fort ; nous voulons signifier qu’à un certain moment, ce ne sont plus des adaptations mais des changements bien plus radicaux qui sont indispensables. Nous voudrions voir prise en compte en premier lieu cette notion de bonheur des élèves, des enseignants, des cadres, de tous les personnels, des parents… Bref une école plus heureuse pour un monde plus heureux !
École rime habituellement avec étude, instruction, formation. Or, vous convoquez le bonheur à l’école. En quoi et comment le bonheur pourrait-il être un objectif pour l’école ?
Jean-Pierre Véran : Plaider pour le bonheur à l’École n’est pas faire preuve d’angélisme. Examinons la situation de fragmentation de l’École, à l’échelle nationale et internationale. Il en ressort que des réseaux d’écoles privées prospèrent, en mettant le bien-être de l’enfant et le bonheur d’apprendre en autonomie au cœur de leur projet éducatif. Pourquoi cela serait-il incompatible avec l’école de la République, et réservé aux seules familles qui en ont les moyens ? On croit à tort que le bonheur pourrait s’opposer à la réussite scolaire. La Corée du Sud prouve le contraire. Ses lycéens ont bénéficié d’abord d’un semestre de liberté, puis d’une année de liberté, et leurs résultats se sont globalement améliorés.
Permettre aux élèves de se sentir bien à l’école, quelle que soit la culture familiale, parce qu’ils se sentent non pas jugés au travers de moyennes mais évalués en fonction de ce qu’ils savent faire, accompagnés dans leur choix d’orientation et non victimes du verdict d’un conseil de classe, incités à exercer leur liberté de pensée et leur esprit critique, y compris à l’égard de l’École, voilà qui est conforme à la laïcité telle que la caractérise Paul Ricoeur : « une laïcité dynamique, active, polémique, où le maximum de ce que j’ai à demander à autrui n’est pas d’adhérer à ce que je crois vrai, mais de donner ses meilleurs arguments ».
Autrement dit, pour faire vivre ce principe républicain, ne faudrait-il pas penser une organisation pédagogique favorisant le débat argumenté, la confrontation des points de vue et des sources d’information, le dialogue des disciplines, la coopération entre élèves et entre enseignants, permettant dans le même mouvement la promotion du langage, du raisonnement et de la responsabilité ? Et, du coup, ne serait-on pas plus proche du bonheur d’apprendre et d’enseigner à l’École ?
Lorsqu’on pense à une révolution pour l’école, on pense souvent aujourd’hui aux usages pédagogiques du numérique. Pensez-vous que le numérique puisse révolutionner l’école, et pourrait-il y apporter une certaine forme de bonheur ?
JLD : Le numérique n’a pas jusqu’ici révolutionné l’école. Il y a eu des tentatives : on se souvient du langage Logo et du fameux « jaillissement de l’esprit » cher à Samuel Papert ; il y avait là un projet réel de transformer les manières d’apprendre et même les contenus des apprentissages. Rapidement, en France comme ailleurs, ce projet a dérapé : le système a « scolarisé » le logo… Jusqu’en mars 2020, le numérique au sein du système éducatif français, c’était trois volets :
- Savoir utiliser les technologies numériques dans leur grande diversité : il y avait même des évaluations pour cela : le B2I (Brevet Informatique et Internet), maintenant PIX
- L’éducation aux médias et à l’information : devenue une cause importante avec les attentats de 2015 (nombreuses prises de position de la Ministre Vallaud-Belkacem) et introduction dans les programmes, notamment au cycle 4 ;
- L’enseignement de l’informatique en tant que discipline (notamment au cycle 4 et en lycée -« sciences numériques et technologie » en enseignement obligatoire en seconde générale et technologique et « numérique et sciences informatiques » en spécialité de 1re et terminale générale.
Toutes choses nécessaires, mais qui ne bouleversent pas le système. Ce sont même des connaissances et des compétences nouvelles, en renouvellement rapide… A-t-on suffisamment retiré d’autres notions ? Ou le numérique a-t-il chargé encore davantage une « barque » déjà bien lourde ?
Avec le confinement, - et au sein de notre laboratoire BONHEURS (Université de Cergy), nous avons mené des études-, nous avons pu voir que professeurs et élèves avaient dans cette crise à réinventer des modes d’enseignement pour assurer la continuité pédagogique. Certains professeurs étaient visiblement mieux préparés que d’autres ; ils ont d’ailleurs pu éprouver du plaisir à inventer de nouveaux modes de formation ; d’autres ont souffert … et ont pu se décourager.
Aussi, nous pensons que le système français aurait grand intérêt à tenir compte de ce qui s’est passé ; l’École présentielle a confirmé son caractère indispensable, mais simultanément un recours régulier au numérique pour se former serait une nécessité. Mais ce n’est qu’un des éléments de ce qu’il faut repenser.
La transformation de l’école est-elle selon vous essentiellement une affaire de politique, de structures, de programmes, d’acteurs ?
JPV : Il faut tenir les deux bouts de la chaîne.
Le débat politique se résume assez souvent en matière d’éducation à un concours de slogans éculés mais électoralement porteurs : restaurer l’autorité, en finir avec le pédagogisme, revenir aux fondamentaux. Au Grenelle de l’éducation, en 2020, le débat des différents ateliers s’est inscrit dans un cadre scrupuleusement respecté : il n’a pas été question des finalités de l’école, des contenus d’enseignement et de leur mise en œuvre, ni de leur évaluation. On n’a pas cherché à établir une cohérence entre ces différents éléments fondamentaux, comme le permettrait une volonté d’approche du curriculum proposé aux élèves. On n’a pas non plus évoqué la forme scolaire, qui se construit au long cours du système scolaire, selon Guy Vincent.
C’est cette forme scolaire qui nous fait trouver « naturels » les classes en autobus, les emplois du temps organisés sous la forme « une heure, une discipline, une classe, un professeur », la présence des langues et cultures de l’Antiquité au collège et l’absence du droit, de la médecine au lycée… Entrer par les programmes de disciplines déjà établies, c’est, d’entrée de jeu, partir en ordre dispersé. A notre avis, le débat politique devrait aborder ces questions fondamentales qu’il évite très soigneusement.
Les acteurs, ce sont tous les élèves, leurs familles, et, bien entendu, tous les personnels de l’éducation nationale. L’École a fait des pas dans la bonne direction : la démocratie lycéenne, la vie collégienne, le conseil pédagogique, la coéducation sont entrés dans le vocabulaire institutionnel depuis longtemps ; mais, entre le dire et le faire, l’espace est grand et ne se comble pas rapidement. La forme scolaire héritée du passé pèse : les parents furent considérés longtemps comme des ennemis, les élèves comme des esprits à conformer. Il s’agit donc de favoriser les évolutions, par l’information et la formation, par l’encouragement et le soutien à tout projet visant à renforcer la coopération avec tous les parents, le débat argumenté en classe et dans l’établissement, le travail coopératif entre élèves et personnels. Une révolution des petits pas avançant tous dans la même direction, pour épanouir le bonheur d’apprendre et d’enseigner.
[1] Jean-Louis Durpaire est inspecteur général de l’Éducation nationale honoraire,
Jean-Pierre Véran est inspecteur pédagogique régional honoraire.
Tous deux sont experts associés à France Éducation International et membre professionnel du laboratoire BONHEURS de CY Cergy Paris-Université.
Dernière modification le mardi, 16 mai 2023