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Crédit photo JRBrousse An@é - Les clivages sont l’un des dangers majeurs de notre société. Ils sont toujours synonyme de cloisonnement, de ségrégation, de distinction, de hiérarchisation, d’obstacle à la cohésion, d’incommunicabilité au sens de mise en commun comme au sens de la communication verbale et non verbale, écrite et orale, entre les hommes.
Ils se sont accrus au fil de l’histoire contemporaine, posant des problèmes de plus en plus complexes, poussant les pouvoirs publics à tenter d’infléchir des politiques ou à créer des dispositifs de compensation. Les exemples sont nombreux dans tous les domaines.
 
Prenons celui de l’habitat, d’une part, parce qu’il est lumineux et d’autre part parce qu’il est l’un des plus liés à l’école. Pour lutter contre la ségrégation sociale, l’Etat a sanctionné les communes dont la part de logement social était inférieure à une moyenne, les communes ont multiplié les zones d’aménagement concerté avec une mixité du logement sur un même espace : HLM contiguës à des lotissements en accession à la propriété. Cela apparaît séduisant et les intentions sont incontestablement nobles, mais les résultats sont loin d’être à la hauteur des espérances. Les habitats sont juxtaposés, les frontières virtuelles sont étanches. La ségrégation, facteur de mal-être et de violence, demeure, faute de co-construction de projets de vie collective, de réflexion sur les comportements humains, sur les représentations. Il ne suffit pas de loger les gens si l’on veut « faire société », pour reprendre le titre texte d’orientation de la Ligue de l’Enseignement. Les fêtes, comme la fête des voisins, ou la kermesse scolaire traditionnelle, n’offrent que quelques moments d’illusion.
 
Seules des expérimentations comme celles des réseaux d’échanges réciproques de savoirs apportent des améliorations du vivre ensemble, ou des projets innovants associant tous les habitants à l’évolution du quartier dans le respect authentique de la démocratie participative.
 
 
Il en est de même pour l’école, terrain où s’accumulent les clivages, souvent renforcés par les dispositifs censés les réduire :
 
  • Clivage entre enfant ou jeune et élève. Il est frappant d’observer à quel point l’école veut faire d’un enfant ou d’un jeune un élève et d’un parent un « parendélève », gommant ainsi la richesse potentielle de chaque individu qui lui est confié ou associé
 
  • Clivage entre les structures : ruptures entre école maternelle, école élémentaire, collège. Ruptures qui perdurent malgré les incantations annuellement réitérées. La rupture historique entre premier et second degré avec ses fondements corporatistes n’est pas l’une des moindres. Les pressions comparatistes risquent d’en faire encore un obstacle au progrès.
 
  • Clivage entre les finalités et les programmes. On parle des finalités au cours de l’élaboration d’un projet ou des discours officiels, puis on les range dans un profond tiroir pour « faire le programme » sans jamais parvenir à le « finir ». Et quand on parvient à le « finir », c’est toujours dans la précipitation pour le quart supérieur, poli et attentif, de la classe.
 
  • Clivage entre les disciplines. Pour comprendre le phénomène, il faut remonter dans le temps et s’intéresser à l’histoire. Pourquoi les disciplines actuelles ont-elles été choisies ? Pourquoi se sont-elles divisées ajoutant des cloisonnements internes aux disciplines alors que les cloisonnements des disciplines elles-mêmes se sont renforcés ? Pourquoi les choix historiques se sont-ils pérennisés malgré l’évolution exponentielle des savoirs savants, des savoirs sociaux, malgré l’évidence que certaines disciplines ont pris le pas sur d’autres depuis au moins deux décennies ?
 
  • Clivage entre les temps d’apprentissage : le temps « normal », le temps pour le soutien ou l’aide individualisée, le temps pour les devoirs du soir. Faut-il des journées aussi chargées pour apprendre, Pour apprendre quoi ? Pour quoi faire ? Pour garder les savoirs acquis combien de temps ?
 
  • Clivages entre les acteurs : enseignants, parents, animateurs, élus locaux, responsables d’associations et de clubs. L’expérience, au demeurant fort intéressante, des contrats éducatifs locaux a échoué pour des raisons diverses qui n’ont jamais été vraiment étudiées. Parmi ces raisons, il faut analyser la question de la juxtaposition des actions de chacun des acteurs et la faiblesse des convergences.
 
L’un des enjeux majeurs de la refondation du système sera la suppression ou, au moins, la réduction des clivages. La tâche sera rude. On ne cesse de proclamer qu’il faut plus de transversalité, plus de continuité, plus de globalité, qu’il faut décloisonner si l’on veut à la fois donner plus de sens et réussir à s’inscrire efficacement dans les apprentissages tout au long de la vie. Entre les discours et les actes, la distance peut-être longue
 
Si la question des clivages n’est pas l’objet d’une réelle attention, si l’on se limite à des injonctions ou des consignes ou si l’on en reste à la correction aux marges, de l’existant, on s’expose à rater à une fois de plus un grand rendez-vous entre l’éducation au sens large, global, et la société.
 
Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.
Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.