Gérald Bronner, président de la commission, est spécialiste de sociologie cognitive, il est professeur de sociologie à l’Université de Paris, membre de l’Académie nationale de médecine, de l’Académie des technologies, de l’Institut universitaire de France, ainsi que du comité de rédaction de L’Année Sociologique. Ses ouvrages, L’empire des croyances (2003), La Démocratie des crédules (2013) ou encore Apocalypse cognitive (2021) portant sur la formation et la disparition des croyances collectives, rumeur, idéologie, religion ou magie, et sur la cognition humaine.
Il s’est entouré de : Roland Cayrol, Laurent Cordonier, Frédérick Douzet, Rose-Marie Farinella, Aude Favre, Jean Garrigues, Rahaf Harfoush, Rachel Khan, Anne Muxel, Rudy Reichstadt, Iannis Roder, Bertrand Warusfel et Annette Wieviorka.
«Les Lumières à l’ère Numérique» est un joli titre pour une commission et un rapport.
Il fait référence à l’injonction explicative du philosophe Emmanuel Kant : «Ose savoir ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà donc la doctrine des Lumières.»
Cette doctrine mérite d’être réexaminée à l’heure du numérique qui interroge fortement les notions d’information, de démocratie, de pouvoir…La commission avait donc pour mandat, premièrement, d’établir de manière synthétique l’état des connaissances sur les désordres informationnels à l’ère numérique et sur les perturbations de la vie démocratique qu’ils engendrent et, deuxièmement, de proposer des recommandations pour y faire face.
Le cadre de travail n’est pas que celui des dérégulations de toutes sortes que la période nous offre à satiété, il est aussi celui d’une volonté de reprise en main et d’espoir « La révolution numérique offre une opportunité inédite de repenser les cadres de la démocratie représentative en tirant le meilleur parti des systèmes dynamiques complexes qui peuvent permettre, entre autres, une diffusion massive de la connaissance, un niveau d’interactions sociales inédit, une participation citoyenne accrue. Elle offre aussi de nouveaux modes de gouvernance et d’intelligence collective, qu’il reste néanmoins, pour la plupart, à inventer. »
Le rapport remarquablement documenté se compose de six chapitres :
CHAPITRE 1 Les mécanismes psychosociaux de la désinformation
CHAPITRE 2 La logique algorithmique
CHAPITRE 3 L’économie des infox
CHAPITRE 4 Les ingérences étrangères
CHAPITRE 5 Droit et numérique
CHAPITRE 6 Esprit critique et Éducation aux médias
Les quatre premiers décrivent très précisément l’état des lieux et démontent les mécanismes de la désinformation entre recherche du profit et compétition géopolitique et stratégique ; les deux derniers s’inscrivent plus résolument dans les décisions à prendre.
Le dernier d’entre eux mérite tout particulièrement notre attention en tant qu’acteurs de l’école.
Le rapport en résume le contenu dans son introduction :
« Face aux perturbations informationnelles si complexes à juguler, la meilleure réponse est sans doute la modération individuelle, puisque tout un chacun est devenu un opérateur sur le marché en ligne de l’information. Les connaissances en matière d’éducation aux médias et à l’information (EMI) et de pédagogie de l’esprit critique ouvrent des pistes pour nous aider à mieux évaluer cette cacophonie d’information, avec une indépendance de jugement retrouvée.
L’Éducation nationale, en ce sens, a un rôle essentiel à jouer.
Les initiatives en la matière sont cependant disparates, d’où la nécessité de créer une cellule interministérielle dédiée au développement de l’esprit critique et d’une éducation aux médias et à l’information tout public.
Une meilleure compréhension des difficultés cognitives expérimentées par les élèves permettrait également de mieux adapter les contenus pédagogiques. L’éveil à ces enjeux pourrait passer par la création d’une Grande Cause nationale pour le développement de l’esprit critique et l’éducation aux médias et à l’information, la systématisation de la formation en milieu scolaire et des actions de sensibilisation menées auprès des autorités scolaires au sein des établissements et des rectorats, ainsi qu’auprès des élus locaux, des collectivités locales et des responsables de bibliothèques.
Enfin, il est important de créer un continuum entre le temps scolaire, l’université, le monde culturel, le monde du travail et la société civile.
In fine, la formation à la vigilance intellectuelle doit être un objectif partagé pour toute société attachée à faire vivre l’héritage du siècle des Lumières et les espoirs qu’il portait »
L’esprit critique y est défini comme la capacité à évaluer correctement les contenus et les sources des informations à notre disposition afin de mieux juger, mieux raisonner, ou prendre de meilleures décisions.
Notre dotation naturelle et nos acquis en la matière sont loin d’être négligeables mais le contexte numérique, la puissance des algorithmes et la prégnance des réseaux sociaux viennent perturber notre vigilance épistémique avec pour conséquence le risque de croire trop facilement et de nous laisser tromper. (Certains exemples du rapport pourraient amener à dire nous laisser « trumper »).
Ce sont l’esprit critique et la pensée analytique qui semblent être les meilleurs outils pour résister aux fausses informations et autres théories du complot. Encore faut-il être en mesure de les développer et de les mobiliser à bon escient. Le développement de l’esprit critique doit faire l’objet d’un travail important pour fédérer, optimiser et outiller les initiatives très diverses prises en la matière dans l’éducation nationale et les associations d’éducation populaire entre autres.
Cela ne suffit pourtant pas dans le contexte actuel de prolifération des sources et de contamination des médias traditionnels par la logique numérique qui impose petit à petit une logique de visibilité, de marchandisation de l’information , de design des plate formes… D’où la nécessité de repenser et d’accroitre l’éducation à l’information et aux médias.
Les recommandations du rapport sont explicites :
- Systématiser la formation à l’esprit critique et à l’EMI, d’une part pour les élèves et ce dès l’école primaire et jusqu’après le secondaire et d’autre part pour les enseignants en formation initiale et continue. Il faut renforcer pour ce faire de manière significative le réseau de référents et coordinateurs académiques dans ces domaines.
- Créer un continuum entre le temps scolaire, l’université, le monde culturel et le monde du travail et considérer que la formation à l’esprit critique et à l’EMI concerne tous les citoyens en identifiant tous les moments sociaux propices à proposer ce type de formations
En conclusion, il n’est pas là question d’éradiquer la désinformation en grande partie licite et conséquence de la liberté d’expression chère à notre démocratie. Les trente recommandations émises visent « à limiter la propagation des contenus qui nuisent à la vie démocratique, dissuader les comportements malveillants, sanctionner les pratiques illicites, améliorer la prévention des risques et renforcer la vigilance des utilisateurs ».
La trentième se place résolument dans la prospective :
Saisir le comité national pilote d’éthique du numérique de la question des mondes numériques et de la réalité virtuelle et augmentée.
Ce rapport est à lire absolument.
Jacques Puyou
Dernière modification le jeudi, 03 mars 2022