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Daniel Cohen est économiste, essayiste, chroniqueur à l’Obs, président de l’Ecole d’Economie de Paris. Il vient de publier chez Albin Michel : HOMO  NUMERICUS  la « civilisation » qui vient. C’est l’occasion pour lui de se livrer à une analyse très documentée et érudite de la société post industrielle impactée par la révolution numérique qui bouleverse nos vies.

Analyse sans concession de ses contradictions et de ses illusions perdues mais il se garde bien de jeter le bébé avec l’eau du bain puisqu’il conclue son propos ainsi : « nous ne ressusciterons pas les morts et ne migrerons pas vers une autre galaxie : c’est avec les vivants et sur cette planète qu’il faut accepter de vivre ».

Le livre a aussi pour ambition de rendre cette vie désirable et de donner des pistes pour y parvenir.

L’homo numéricus est l’enfant de deux mouvements quelques peu contradictoires.

En premier lieu :  la post culture des années soixante revisitée par les campus californiens où la naissance d’internet a fait souffler plus qu’un vent de liberté. L’utopie d’une société à la fois « horizontale et laïque » pouvait prendre corps sans vérité révélée, sans principe d’autorité, libérée de toute contrainte du pouvoir, enchantée par la contestation antisystème, irriguée par les miracles de l’intelligence collective…mais cette contre culture a vite été vaincue par la contre révolution des années quatre vingt avec en figures de proue Ronald Reagan et Margareth Thatcher.

L’horizontalité a alors été tout à la fois créée et trahie par une « orchestration de la distanciation sociale ». Les néolibéraux ont ainsi atomisé la société industrielle en érigeant la sous-traitance en système ou pour caricaturer : les ingénieurs dans une entreprise, les premières lignes dans une autre ; les bureaux d’étude d’un côté et les services de nettoyage de l’autre alors qu’auparavant c’étaient des composantes d’une même entreprise. « Tout a été fait pour organiser l’entre-soi des classes sociales, sans plus aucun lien organique entre les divers étages de la société ». Conséquence directe : les inégalités sociales ont explosé.

« L’illusion numérique »

Cet entre soi est considérablement renforcé par les réseaux sociaux au lieu d’être combattu. Ils amènent systématiquement l’individu à consulter les sites dans lesquels il va chercher la confirmation de ses propres croyances : celui qui pense que la terre est plate va trouver des millions de personnes qui le pensent aussi… sans parler de la  « Victoire de Trump » aux dernières élections américaines.

1 dn 9782226476395 1 75En termes d’information c’est la confirmation de ses croyances qui est recherchée et par conséquent obtenue.

Les conséquences sont désastreuses tant pour l’individu lui-même que pour la société dans son ensemble puisque sont ainsi confortés l’anomie sociale  et la désinformation et engendrées la peur, la détestation des idées contraires et la haine de celui qui les formule. On est loin de la confrontation des idées, de l’échange, du débat que pourrait favoriser la communication en ligne.

Daniel Cohen n’oublie pas que les réseaux sociaux ont aussi permis MeToo et les révolutions arabes. Les technologies de l’information sont disruptives pour le meilleur et pour le pire.

Au niveau de l’individu, « les réseaux sociaux excitent la compétition pour attirer l’attention », le soi est surexposé avant même  d’être construit, l’intimité est mise en scène, le réel et le virtuel se mêlent sans distanciation déformant à la fois l’image de soi et la relation avec autrui.

 

L’intelligence artificielle est également loin de tenir ses promesses. Elle est bien sûr capable de faire en un temps record des opérations inaccessibles à tous les mortels réunis mais elle ne peut donner que ce qu’elle a et les domaines des émotions ou de l’empathie lui sont étrangers : « aux humains les tâches qui exigent du « bon sens dans les relations avec les autres humains notamment et aux machines celles qui exigent un travail statistique, laborieux »

L’IA envahit les domaines de la santé, de l’éducation, de la justice, de l’armée…dans un souci d’optimisation des processus.

Elle permet la voiture autonome, la reconnaissance faciale, l’optimisation des relations à autrui…mais cela fait naitre autant de problèmes que cela en résout. Le monde que cela ouvre est celui où l’on ne fait plus la queue dans les magasins et les aéroports puisque l’on sera « reconnu » ainsi que notre carte de crédit, plus de guichet de banque, plus d’entretien d’embauche…les algorithmes  géreront  les humains limitant leurs relations à l’indispensable. Cela ne résout pas la question de savoir ce qui est indispensable dans les relations humaines ni celles liées à l’éthique, à la morale…Il y a des équilibres à trouver entre les actions de l’homme et celles de la machine ; c’est évident pour le suivi des malades et pour les processus d’apprentissage.

S’il en était besoin, la crise du covid qui a occasionné un formidable  coup d’accélérateur du monde numérique a aussi démontré le rôle primordial de l’enseignant,  du médecin, du restaurateur et du collègue de travail…

« L’incertitude actuelle sur les débouchés possibles de l’IA est une bonne et une mauvaise nouvelle. Bonne parce que rien n’et écrit. Mauvaise parce que l’on ne sait pas ou l’on va ».

Dans ce contexte les GAFA ne sont pas en reste et Daniel Cohen les décrit dans une interview à l’obs comme « les moyens par lesquels la société est mise en concurrence par des acteurs qui se soustraient à cette compétition » Et de citer Booking pour la réservation hôtelière, Google pour son système de recommandation. Les GAFA sont les acteurs et les profiteurs d’un « capitalisme de surveillance », d’un capitalisme qui s’enrichit par l’extraction des données. Devenus hégémoniques ils savent tout de chacun d’entre nous et ne se privent pas de le monnayer.

Sans en être la cause directe, la révolution numérique s’accompagne d’une révolution politique.

La pauvreté des liens sociaux, l’entre soi entretenu par les réseaux sociaux, la segmentation de la société, l’aversion à l’égard du reste de la société exacerbent le réflexe identitaire et nourrissent le populisme et la méfiance politique. Cela va de pair avec la montée de la violence entre les camps politiques et un inquiétant déclin de l’idéal démocratique. Les partis traditionnels se trouvent supplantés par la conjonction d’un leader charismatique et des réseaux sociaux.

« Le retour du réel »

Le réel s’est imposé fortement au cours de ces trois dernières années  au travers d’une crise sanitaire, du retour de la guerre en Europe et de l’urgence climatique. 

Rappel si nécessaire de l’impérieux besoin de faire société. Ces éléments viennent renouveler le rôle primordial des institutions dans la protection des individus, la nécessité de la cohésion sociale, l’indispensable courage face aux changements climatiques à l’image de celui que montrent les ukrainiens face à l’envahisseur russe. 

Il va donc falloir réinventer les corps intermédiaires partis et syndicats dans le cadre d’une société numérique après réflexion sur les moyens  que celle-ci peut offrir. Ne pas oublier que « ce qui est rare et précieux ce ne sont pas les robots ou les matières premières. Ce sont les humains et la qualité de leur vie sociale ».  « Dans le domaine de la vie politique il faut rechercher des formes d’organisation qui soient inclusives ». Les réseaux sociaux peuvent y contribuer mais ne peuvent pas produire  une alternative aux partis, aux syndicats, aux collectivités locales. Il faudra dans le même temps nourrir une vision du monde.

Le péril du réchauffement climatique est en train de modifier la donne sans que l’on puisse pour l’instant en mesurer les conséquences. Il est indéniable que le réchauffement climatique se manifeste depuis longtemps et bien avant l’éclosion du numérique mais il n’en est pas moins vrai que celui-ci est un gros consommateur d’énergie et de matières premières rares. Les réseaux sociaux jouent un rôle certain dans l’alerte, la prise de conscience individuelle, la dénonciation de l’inaction. Mais ils ne pourront  pas inventer de nouvelles façons de vivre et de produire : ce sont toutes les forces vives de la société qui vont devoir s’atteler à la tâche et « la société numérique doit accepter de porter une responsabilité très éloignée de son imaginaire : préserver la planète. »

L’homo numéricus est face à un enjeu majeur : « c’est contre la double dissolution numérique du rapport à autrui et au monde réel qu’il [doit] lutter »

 Puyou Jacques

Dernière modification le mardi, 04 octobre 2022
Puyou Jacques

Professeur agrégé de mathématiques - Secrétaire national de l’An@é