Suzanne sait ce qu’est le numérique
Elle le sait pour la première raison que j’ai profité de l’été 2014 pour le lui expliquer patiemment (3), espérant ainsi être compris de quelques autres, mais aussi parce que, à ma grande surprise, elle baigne dedans très aisément et depuis un bon moment déjà. Dessiner sur sa tablette lui procure le même plaisir que de le faire sur une feuille de papier avec ses crayons de couleur. Prendre des photos, numériques forcément, ne lui pose non plus aucun problème.
D’ailleurs, et contrairement à la grande majorité des adultes et malgré mes patientes explications — ou grâce à elles —, Suzanne ne sait pas ce qui est numérique et ce qui ne l’est pas. Elle vit avec son temps, et apprend logiquement à se servir des objets ou outils, numériques ou pas, qui sont mis à sa disposition. Elle n’éprouve aucune fascination pour cet outillage dont elle se sert pour atteindre ses objectifs. Plus tard, j’en suis persuadé, elle saura adopter les postures personnelles intimement liées aux pratiques sociales et collectives, citoyennes dans bien des cas. Elle sait déjà ce que collaborer, échanger et partager veulent dire et, sans doute, le saura-t-elle mieux encore plus tard.
Suzanne et l’école font leur rentrée
C’était ce matin en effet. Ce que Suzanne ne sait pas, en franchissant le portail de la maternelle, c’est que l’école, elle aussi, fait sa rentrée. Depuis ce matin, en effet, les nouveaux programmes entrent en vigueur, censés découler de la loi de refondation de l’école et respecter les orientations politiques officielles. Depuis ce matin donc, avec ses nouveaux programmes, l’école maternelle entre dans l’ère du numérique, si l’on sait bien lire les slogans de la communication institutionnelle.
Ces nouveaux textes sont fort intéressants. Ils assignent, par exemple, à l’école l’objectif d’accompagner « les transitions vécues par les enfants » ou encore d’« apprendre en réfléchissant et en résolvant des problèmes » ou d’« apprendre en s’exerçant ». Fort bien. Les jeunes élèves vont « apprendre ensemble et vivre ensemble » et, chacun d’eux, « se construire comme personne singulière au sein d’un groupe ». Je ne m’attarde pas sur le nombre, la qualité et la description des attendus en fin de maternelle, fort nombreux et, à la première lecture, plutôt complexes. De manière évidente, ces programmes montrent pourtant un net progrès par rapport aux premières moutures produites par le CSP (4). Il nous vient à l’idée que les honorables personnalités politiques ou universitaires qui y siègent ont tout compris au numérique, comme Suzanne, puisque le texte n’en parle pas ou presque. La question des supports, au long de ce document, n’est pas posée, notamment lorsqu’il est évoqué, par exemple, le dessin, le graphisme, l’observation et la compréhension des images. On peut se dire que, très naturellement, les maîtres vont pouvoir utiliser aussi les supports numériques auxquels les élèves sont habitués. On pourrait se le dire…
Mais une lecture attentive de ces programmes permet de mieux comprendre ce qui traverse l’esprit de ses rédacteurs. À propos de l’apprentissage de l’écrit, au contraire de ce qui a été décidé dans d’autres pays outre-Atlantique ou dans le Nord de l’Europe, on apprend qu’il n’est pas question de renoncer à l’écriture cursive et qu’il convient ainsi d’aller à « la découverte des correspondances entre les trois écritures (cursive, script, capitales) qui donne aux enfants une palette de possibles, en tracé manuscrit et sur traitement de texte ».
Pour ma part, comme je l’ai déjà dit, je continue de m’interroger (5).
Pourquoi s’obstiner à faire de l’écriture cursive, écriture pour soi plus que pour les autres, une écriture de référence ? Pourquoi ne pas privilégier l’écriture scripte, beaucoup plus lisible et surtout beaucoup plus proche des caractères des livres ou de ceux des écrits numériques ? Pourquoi s’attarder autant sur l’apprentissage des capitales, lesquelles n’étant utilisées à l’écrit que pour indiquer au lecteur le début de la phrase ? Pourquoi encore ne proposer que les seuls claviers et traitements de texte comme outils complémentaires au travail manuscrit ? Nos rédacteurs savent-ils qu’il existe des manières nouvelles de produire des écrits numériques via des logiciels collaboratifs ou de publication sur des claviers virtuels ou par la voie orale ? Savent-ils encore que ces claviers virtuels permettent maintenant de lier les lettres pour construire des mots, comme le permet l’écriture cursive ?
Est-il possible, au-delà de ces vaines querelles, de proposer enfin une réflexion prospective sérieuse sur ces sujets, qui tienne compte à la fois de l’évolution des technologies et des pratiques sociales et professionnelles — j’ai déjà posé la question (6) : qui pratique encore majoritairement l’écriture manuscrite après le baccalauréat, à l’université comme dans l’entreprise ? Plus grand monde, semble-t-il.
Une vision strictement utilitaire du numérique
Il faut aller au bout de la lecture de ce long texte pour comprendre quelle triste vision du numérique ont nos rédacteurs conseillers. À la fin du dernier paragraphe, intitulé « 5.1.1. Objectifs visés et éléments de progressivité », on lit ces lignes merveilleuses, dans un sous-chapitre intitulé « Utiliser des outils numériques » (sic) :
« Dès leur plus jeune âge, les enfants sont en contact avec les nouvelles technologies. Le rôle de l’école est de leur donner des repères pour en comprendre l’utilité et commencer à les utiliser de manière adaptée (tablette numérique, ordinateur, appareil photo numérique…). Des recherches ciblées, via le réseau Internet, sont effectuées et commentées par l’enseignant. »
Il y a tant à dire ! L’utilisation obsolète de l’adjectif « nouvelles » pour ces technologies qui ne le sont plus que pour les novices, cette relation de « contact » qui témoigne de l’incompréhension de l’engagement des jeunes, l’emploi répétitif et lancinant de mots (utilité, utiliser, outils) qui veut résumer la posture du jeune citoyen numérique à celle passive d’un consommateur usager, la qualification de « numérique » accolée à l’appareil photo, comme s’il en existait qui ne le soient pas !
Ça saute aux yeux : pour ces aréopages, le numérique n’est qu’outils au service de jeunes usagers. Il ne s’agit pas d’acquérir autonomie, responsabilité ou des compétences sociales et citoyennes nouvelles et plus riches, il ne s’agit pas de mettre en œuvre des projets créatifs qui sollicitent la collaboration des élèves, il ne s’agit pas enfin de toucher du doigt une culture numérique globale, comme on pourrait l’imaginer, il s’agit d’apprendre à utiliser des outils !
Par chance, les rédacteurs s’aperçoivent enfin que l’Internet permet de mettre en œuvre des pratiques d’échange :
« Des projets de classe ou d’école induisant des relations avec d’autres enfants favorisent des expériences de communication à distance. L’enseignant évoque avec les enfants l’idée d’un monde en réseau qui peut permettre de parler à d’autres personnes parfois très éloignées »
Dommage qu’il ne s’agisse, au bout du compte, que de parler et pas de partager, d’échanger, de co-publier, de co-produire, de co-construire, de coopérer, de collaborer avec l’autre. Dommage aussi qu’il ne s’agisse là que l’évocation de pratiques furtives et plaisantes et qu’on ne suscite pas l’ardente obligation d’aller plus loin et d’apprendre davantage de l’autre, si lointain soit-il.
Le modèle suranné de la corne d’abondance
Tel était le titre d’un article (7) écrit il y a trois ans sur le même sujet. Un peu plus tard, je précisais ma pensée (8). Le numérique et l’Internet, je le rappelle, ne sont pas construits comme ça, sur ce modèle.
De quoi s’agit-il ? Sollicité, comme c’est son rôle, pour accompagner la mise en œuvre de ces nouveaux programmes, le réseau CANOPÉ est tombé dans un piège convenu. Comme le faisaient avant lui les réseaux CNDP et SCEREN, il a, pour ce faire, désigné en toute hâte des experts et construit un fort joli site web, présentant sur différents médias, les points forts de ces nouveaux programmes. Puis, il a, sur ce site central, rassemblé de nombreux exemples pointant des séquences pédagogiques déjà publiées, sous la forme d’une fort riche bibliographie.
De manière évidente, ces documents, explications, exemples, références bibliographiques vont rendre d’inestimables services aux jeunes professeurs encore peu aguerris. Mais on pouvait attendre mieux et plus efficace. Ces jeunes professeurs, dans les premiers mois de la mise en œuvre de ces programmes, ont certainement davantage besoin de partager leurs réussites comme leurs échecs, même si c’est plus difficile parfois, d’échanger des documents, des séquences, des progressions, bref de collaborer en ligne avec des collègues et le rôle de CANOPÉ était davantage de faciliter ces démarches horizontales, y compris sous la bannière d’un site central, plutôt que de délivrer, une fois de plus le sempiternel et convenu message institutionnel vertical.
On me rétorquera que le tout nouveau réseau Viaéduc peut servir à ça et on aura raison. Mais ce réseau est encore peu connu et occupé par les professeurs, tous degrés d’enseignement confondus. Dans le cadre de ces nouveaux programmes, on pouvait s’attendre à une démarche plus volontariste pour promouvoir ces orientations. Dommage.
Suzanne est donc rentrée de l’école fourbue mais avec des étoiles plein les yeux… Mais l’école n’est toujours pas entrée dans l’ère du numérique.
Michel Guillou @michelguillou
Photo centrale par Florent Pécassou (Own work) [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons
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