Je sais bien qu’elle est contestable, notamment parce que le TGV SNCF existe, ce qui n’est pas le cas du TGV ECOLE qui reste à construire et qu’il ne pourra être construit « qu’en allant ». Alors que l’on m’objectait sans cesse les mauvais résultats de l’école[ii], j’expliquais aux journalistes que le TGV ECOLE avait sans doute des performances inférieures à celles qui étaient attendues, que des problèmes, des pannes, des faiblesses étaient constatées, qu’il en avait été de même avec le TGV SNCF et que, pour autant, personne n’avait pensé remettre des diligences sur les rails du TGV. Le retour imposé au b-a ba, qui était d’ailleurs très loin d’avoir disparu des classes[iii], me semblait être du même ordre que le retour à la diligence. Le discours avait profondément déplu au ministre. Il avait engagé une procédure pour sanctionner l’inspecteur désobéisseur que j’étais.
Alors que je suis interpellé par de nombreux lecteurs sur le fait que les cartons de TBI, livrés à la rentrée dans un collège, ne sont pas encore ouverts, et sur les informations qui me parviennent attestant que des TBI installés à grands frais depuis deux ou trois ans dans des écoles ne sont plus utilisés, cette image me revient à l’esprit.
Je me demande pourquoi l’on retrouve un phénomène que j’ai connu il y a fort longtemps, dans ma carrière d’instituteur, avec la télévision. Tout le monde réclamait un téléviseur par école, puis par classe. Les communes cédaient aux revendications les unes après les autres. Les amicales laïques organisaient lotos et kermesses pour en financer là où les communes étaient défaillantes. La télévision était utilisée en début d’après-midi une ou deux fois par semaine pour des émissions de « télévision scolaire », essentiellement des documentaires. Ils étaient toujours bien faits d’ailleurs. Je me souviens encore d’un remarquable film sur la vie du port du Guilvinec. Je me disais, à l’époque, que je serais bien incapable de faire mieux avec les images défraîchies stockées dans les réserves de l’école ni même avec les diapositives et les films fixes qui étaient à l’époque un signe de modernité de l’enseignement.
Pourtant, peu à peu, la poussière s’est déposée sur les téléviseurs, puis ils ont été rangés dans les greniers ou les placards. Toutes les critiques s’étaient abattues sur eux, souvent justifiées. Les chercheurs auraient pu prévoir ou auraient prévu si on les avait écoutés, mais à l’époque, tous ceux qui émettaient des réserves étaient considérés comme des conservateurs ou des nostalgiques des diligences.
La poussière commence à se déposer sur les TBI. Déjà ? Et oui, déjà ! Pourquoi ?
Il y a, à l’évidence, un problème. Et l’on peut faire tous les colloques, créer des conseils supérieurs, tracer des plans sur la comète, mettre même beaucoup d’argent dans les escarcelles des écoles, il apparaît que, si ce problème n’est pas résolu, il en sera du TBI comme de la télévision, il sera rangé dans les placards. Mais les conséquences seront beaucoup plus graves car l’outil est très différent et que l’accélération des progrès technologiques apporte vite de nouveaux outils.
La télévision illustrait un cours ou s’y substituait, elle ne changeait pas le cours. Elle transmettait des informations et des connaissances. Un émetteur, des récepteurs peut-être plus intéressés par les sujets grâce à la magie de l’image et à l’action de spécialistes de la communication. Il s’agissait de rendre le message plus attrayant, de capter l’attention des élèves, mais c’était toujours un message, un contenu transmis. Il ne s’agissait pas de situations d’apprentissage, de construction des savoirs et des compétences. Des élèves récepteurs. Les émissions étaient souvent complétées par les explications magistrales, par des questionnements inducteurs conduisant à des paraphrases et à des définitions.
Les TBI et les technologies numériques peuvent parfaitement jouer le même rôle que la télévision avec plus de souplesse, avec plus de possibilités de recherche d’informations complémentaires, mais sans transformation fondamentale du modèle pédagogique. Et s’ils ne restent que cela, la poussière se déposera sur eux.
Ce ne sera pas faute d’enseignants qui s’engagent, qui ont conscience que, à la fois, les outils nouveaux que les élèves savent manipuler sans avoir appris à l’école sont dans l’air du temps, incontournables et que l’école doit évoluer.
Ils tâtonnent, essaient, recherchent eux-mêmes des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent, peuvent être satisfaits de voir leurs élèves se réconcilier momentanément avec l’école, trouvent dans l’océan de morosité des vaguelettes d’enthousiasme qui les aident à vivre. Mais le danger apparaît, la lassitude menace, le découragement survient, le sentiment de solitude et d’incapacité à aller plus loin s’installe. Lassés de la diligence, ils se sont mis à construire leur TGV. Mais il n’y a pas de rails, l’énergie manque pour les moteurs, les signaux ne fonctionnent pas. Le repli sur des pratiques classiques et sur soi devient la règle avec cette résignation qui voit les collègues surveiller l’heure de la sortie et pointer la date des vacances. Avec beaucoup de difficulté pour exprimer leur malaise et pour expliquer leurs regrets de revenir à des pratiques ultra classiques, à l’ennui et aux regrets
Les technologies numériques ont des potentialités infiniment supérieures à la télévision, au tableau noir, au cahier d’essais, à l’ardoise. On peut penser raisonnablement que tout est possible, qu’il suffit de demander à la machine. On peut penser que si la « possibilité de » n’est pas immédiatement à portée de clics, elle le sera bientôt. Il suffit de demander aux techniciens : « Je veux que les élèves ne soient pas que des récepteurs mais des producteurs. Je veux qu’ils puissent s’exprimer et dialoguer avec leurs pairs ici et ailleurs Je veux qu’ils puissent garder la trace de leurs tâtonnements, procédures, démarches et qu’ils puissent les comparer. Je veux qu’ils puissent visualiser leurs propres cheminements. Je veux qu’ils puissent stocker les savoirs acquis ou construits. Je veux qu’ils travaillent… »
On sait que si les technologies ne servent qu’à la gestion, au contrôle, à l’évaluation, à la communication formelle avec les familles, ce qui est simple[iv], elles ne permettront pas de transformer l’école fondamentalement. On sait que si elles ne sont utilisées qu’à 1 ou 2% de leurs potentialités, elles seront abandonnées[v], faute de plus-value durable par rapport aux pratiques anciennes.
Il faut donc changer les usages. Mais c’est impossible si rien ne change autour. Le TGV ECOLE ne peut pas fonctionner avec des programmes périmés, avec une énergie inadaptée, avec des signaux obsolètes, avec une absence de formation pertinente, avec un fonctionnement hiérarchique usé, avec une organisation figée (l’heure, la classe, la discipline, un prof), avec le courtermisme persistant, avec un environnement hostile au progrès. On peut améliorer la diligence. On ne peut pas la transformer en TGV si les infrastructures, si les sources d’énergie, si les usages, si les représentations ne sont pas préparés et accompagnés, régulés. Le TGV est un tout. L’éducation aussi. Et elle est bien plus importante que le TGV pour l’avenir de la société. Puisse-t-elle ne pas continuer à accumuler les retards. Pour l’heure, la diligence est toujours prête à servir, à la grande joie des nostalgiques de tous bords.
Le numérique ne se développera à l’école et dans l’éducation tout au long de la vie que si son usage s’inscrit dans un projet éducatif neuf et courageux, avec de nouveaux programmes, avec l’abandon du principe usé « une heure, une discipline, une classe, un professeur », avec la remise en cause du modèle pédagogique dominant de la transmission avec pléthore d’explications magistrales imposées à des élèves supposés attentifs, avec une formation des enseignants fondamentalement repensée, avec l’exigence de prendre en compte les savoirs et compétences extérieurs à l’école, avec des modalités d’accompagnement des équipes résolument différentes des méthodes de commandement et d’inspection actuelles, etc.
Injecter un peu de neuf dans du très vieux sème l’illusion.
Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.
[i] Le ministre avait engagé une procédure disciplinaire contre l’inspecteur désobéissant. Une vague nationale de protestation s’était alors levée avec tous les syndicats d’enseignants et d’inspecteurs, les mouvements pédagogiques, les élus locaux de tous bords, les partis politiques (même l’UMP du Nord). La procédure a été abandonnée. Il est vrai que l’autoritarisme n’avait pas atteint en 2005 le niveau qu’il a atteint depuis 2007.
[ii] La mémoire courte. On oublie toujours cette réalité : si des gouvernements conservateurs (Hommage leur soit rendu) se sont engagés après 1968, à impulser « la rénovation pédagogique », une période importante de l’histoire de l’école, c’est bien parce que les résultats des élèves entrant en 6ème étaient faibles, notamment en lecture (rappel : le cas de la compréhension des énoncés). Si l’on comparait ce qui est comparable, aujourd’hui et en 1970, on serait surpris des progrès réalisés par l’école. Ils sont certes insuffisants. Mais prétendre revenir à avant 1968 pour résoudre les problèmes, ce serait affirmer qu’il faut revenir à des pratiques qui avaient la preuve de leur faiblesse.
[iii] Y compris dans la circonscription dont j’avais la responsabilité et où, par contre, je n’ai jamais vu, en 28 ans d’inspection sur le même territoire, la méthode globale accusée de tous les maux.
[iv] Voir l’usage des ENT. A débattre ! Où est la pédagogie ?
[v] Si j’utilise l’aspirateur comme un balai, j’abandonnerai l’aspirateur … qui est beaucoup plus lourd et plus bruyant.