On part « des mains dans le cambouis », on parcourt sans temps mort, sans lassitude, le long chemin de vie de Philippe Meirieu avec des éclairages précis sur le sens de ses engagements, de ses convictions et des ses doutes, on arrive au « sens du projet », tout un parcours qui évoque l’articulation théorie pratique, l’exigence de faire pour savoir de quoi l’on parle, les conditions d’une réelle expertise, la modestie qui peut favoriser le respect de l’autre, la dureté des débats parfois insignifiants au regard de l’importance des enjeux.
286 pages de conversation ponctuées de 6 « intermèdes » plus intimes, avec des phrases ciselées, des élans poétiques, des moments qui m’ont curieusement fait penser aux plus belles pages littéraires de François Mitterrand par exemple, dans « la paille et le grain » un titre qui aurait pu aussi convenir à ce livre. Le bonheur, la candeur, le travail, la haine, la désinvolture, le conflit, beaux sujets à travers lesquels on perçoit toute l’intelligence, la culture et la sensibilité de l’auteur.
La conclusion du dernier intermède, page 282, aurait pu être placée en exergue au début de l’ouvrage. Mais, conformément aux principes pédagogiques fondamentaux que l’on redécouvre à travers ce livre, elle arrive au moment où tous les lecteurs attentifs l’ont découverte eux-mêmes, où il ne reste qu’à la formuler clairement en liant langage et pensée. C’est une réflexion qui peut inspirer les militants d’une pédagogie pour l’éducation du futur aussi bien que les militants politiques soucieux du long terme :
« Convaincre sans vaincre » apparaît donc ainsi comme une gentille bluette pour intellectuels privilégiés. Refuser le conflit au profit du débat, comme un vœu pieu, voire une insupportable mollesse, génératrice d’illusions et de perte de temps face aux urgences du monde. Pour autant, je ne suis pas prêt à y renoncer. Je continuerai à tenter d’instituer, partout et à chaque fois que j’y parviendrai, des « espaces hors conflits ». Je poursuivrai inlassablement mes bricolages habernassiens. Je les sais infiniment fragiles. Je me suis acculé régulièrement à les transgresser. Mais je ne veux pas ajouter à ces transgressions la facilité de la bonne conscience. Il ne faut entrer dans le conflit et la violence qu’à reculons. Cela permet au moins d’en sortir plus vite. Et sans avoir à se retourner.
Un livre revigorant pour tous ceux dont les pratiques professionnelles ont été peu ou prou éclairées par les analyses pédagogiques fondamentales de, par exemple, « Apprendre, oui, mais comment ? » (1987 ) ou de « Enseigner, scénario pour un métier nouveau » (1989), tous ceux dont les luttes ont été stimulées par des outils comme « « Ecole : demander le programme ! » (2006) ou « Pédagogie. Le devoir de résister » (2008).
Un livre intéressant et utile pour ceux qui condamnent, parfois outrageusement, Philippe Meirieu sans le connaître et sans l’avoir lu.
Qu’est-ce qui fait courir un pédagogue ? Comment un professeur devient-il un militant et un chercheur en pédagogie ? Qu’espère-t-il vraiment en participant à des commissions et à des réformes ? En quoi son combat pour l’accès aux savoirs est-il solidaire d’un projet plus large d’émancipation de tous et de refondation de la démocratie ? Pourquoi décide-t-il de s’engager en politique ? Qu’est-ce qu’un « catho de gauche » vient faire chez les écologistes ? Et, au total, qu’est-ce qu’être aujourd’hui un pédagogue dans la cité ?
Tout y est, parfois au détour d’un paragraphe, le plus souvent développé avec précision et illustrations : l’analyse limpide du problème des finalités, des programmes, d’un socle, le courtermisme mortifère et la cohérence nécessaire avec un projet de société à long terme, l’adaptation et l’ouverture des structures, la responsabilité des pédagogues et les postures des didacticiens, l’exigence de concertation et de mobilisation de l’intelligence collective, le besoin d’évaluation positive, la place de la culture, les conditions d’une sérieuse formation des enseignants, etc. Le tout dans cette sorte de climat particulier à la Meirieu, qui invite au respect de chacun.
Tout y est, en toute sincérité comme toujours avec Philippe Meirieu, sur le choix de l’engagement politique : l’urgence de mettre l’éducation en perspective avec un nouveau projet de société, l’exercice de la responsabilité des experts et de tous les citoyens, la volonté de contribuer à l’émergence de nouvelles pratiques politiques, l’espoir lucide d’une société démocratique, plus fraternelle, plus humaine, susceptible de redonner de l’enthousiasme à tous ses acteurs. Le pari est courageux car il est encore bien difficile de surmonter la puissance des appareils politiciens, de transcender l’électoralisme et les conflits de pouvoir, d’éviter les batailles de personnes qui dépassent encore trop souvent la bataille des idées. Philippe Meirieu ne peut pas s’empêcher de rêver. Puisse-t-il continuer et donner l’exemple !
Et au cœur du livre et des sujets, toujours la place de l’Homme, la place de l’Enfant, la place de l’Elève… Oui, au cœur, le mot n’est pas trop fort pour ce grand pédagogue humaniste au cœur de la Cité.
Un livre à lire par tous ceux qui ont déjà lu au moins un livre de Philippe Meirieu, et ils sont très nombreux. Ils y retrouveront le sens de la pédagogie et le sens du combat politique pour l’école. Un livre à lire par tous ceux qui n’en ont pas lu mais en ont entendu parler et en parlent. Un livre à lire par tous ceux qui s’intéressent vraiment à l’éducation et à l’école aujourd’hui et demain.
Un pédagogue dans la cité
Philippe Meirieu
Conversation avec Luc Cédelle
Edition Desclée de Brouwer. Février 2012