Cette modalité de l’enseignement, le travail de groupe[1], est apparue au cours du 20ème siècle[2] dans les orientations de la politique publique.
Il devient un objectif de la formation éducative. Dans les pratiques pédagogiques, il développe l’esprit de collaboration et le sens de l’altérité. Dans les didactiques, il met en perspective les énoncés des différentes approches scientifiques contenues dans des programmes soit en reconnaissant les multiples chemins pour résoudre des situations problèmes dans une même discipline soit en développant les approches multi référentielles et plurielles[3] sur un même objet d’étude.
Les expérimentations de travail collaboratif liées à ces directives se concrétisent par la conception d’un projet à réaliser à plusieurs et par le développement de l’autonomie des enseignés[4] dans l’organisation collective de l’acquisition de connaissances. Dans le même sens, la décision réglementaire incite à la mise en place d’équipes au sein des personnels de l’Education Nationale.
Ces pratiques butent sur l’injonction paradoxale qui promeut la réussite individuelle, seule évaluée tant au niveau de la réussite scolaire qu’à celui de l’insertion professionnelle qui privilégie un management hiérarchique au dépend d’un management collaboratif.
Elles mettent aussi en évidence les effets pervers de ces travaux réunissant autour d’une même tâche des élèves travaillant en groupe :
« Trop souvent le travail de groupe recrée une situation connue de hiérarchisation des rôles et des répartitions inégales des taches, on en attend une efficacité pratique qui se mesure à la qualité et la quantité de la production. Une micro société s’instaure avec ses autoritaires et ses soumis, ses actifs et ses passifs, ses débrouillards et ses résignés.»[5]
Cette prédétermination des tâches est dommageable au développement cognitif des apprenants car elle conforte des comportements acquis ou imposés par l’environnement en lieu et place du développement de la personne en formation.
Elle centre l’activité sur le produit et non sur l’apprenant.
En privilégiant l’évaluation du produit, elle favorise une structure de communication linéaire fléchée des apprenants vers le produit et elle oblitère les apprentissages des multiples réseaux disponibles dans cette structure donc les différents modes d’acquisitions des connaissances. Cette remarque permet de comprendre la différence entre l’acte d’enseignement qui traite de la formation de la personne et l’acte de production qui évalue la « qualité » du produit.
Des outils numériques et des spécificités pédagogiques et didactiques
Si la table tactile interactive donne accès à l’ensemble des éléments nécessaires au projet de conception proposé, elle devient outil d’enseignement et investissement profitable à l’acquisition des connaissances quand elle apporte des progrès au profit des enseignés.
Comme tout autre matériel né de la technologie numérique, elle permet un accès rapide et ordonné par des logiciels aux informations nécessaires au projet didactique. Cependant elle se distingue d’autres outils numériques mis à la disposition de l’enseignement.
Les comparaisons entre la posture des enseignés lors de l’utilisation de l’ordinateur, de la tablette, du tableau électronique et celle des enseignés debout autour de la table donne un premier renseignement sur les attitudes corporelles développées au cours de l’utilisation.
De nombreux reportages montrent l’élève assis face à son écran d’ordinateur tantôt seul tantôt en binôme ou parfois en trinôme dans un espace limité au sein duquel bustes, têtes, membres supérieurs et mains se meuvent. L’apprenant en duo a l’occasion de pivoter dans un espace contraint pour s’adresser à son compagnon ou répondre à une demande de l’enseignant.
Cependant, il reste le plus souvent dans un exercice de lecture de l’écran qui agit sur son développement corporel qui ont des conséquences musculaires et osseuses. De plus, ce travail sur écran entraine une fatigue visuelle résultante de la proximité de l’écran qui diffuse avec une certaine luminosité un défilement subliminal des impulsions créatrices de signes. Des dossiers de l’Institut National de Recherche et de Sécurité[1] alertent sur ces deux conséquences suite aux constats faits dans les entreprises et font des recommandations pour « mieux vivre avec son écran ». Ne serait-elle pas nécessaire d’en tirer profit dans l’enseignement ?
Une seconde remarque s’impose, celle qui concerne les liens établis par les psychologues et plus particulièrement par les chercheurs en neurosciences[2] sur la fonction des dix doigts pour le développement cognitif des apprenants : si certains élèves parviennent empiriquement à utiliser l’ensemble de leurs doigts, la plupart d’entre eux reste à une utilisation de deux ou quelques doigts.
Il faut alors s’interroger sur les raisons qui font qu’un enseignement bureautique ne soit pas donné. Lors d’une mission aux USA en 1982, je constatais que les élèves des collèges avaient des cours de dactylographie. Lorsque je pose la question de cette nécessité, il m’est répondu : inutile bientôt l’ordinateur traitera la voix pour la transformer en texte. Même si cela doit advenir, l’exercice gestuel pratiqué correspond à faire progresser les activités cognitives.
L’utilisation de la tablette[3] plus particulièrement dans les classes maternelles et primaires se différencie de la pratique de l’ordinateur dans le sens où sa pratique dominante permet un jeu de l’ensemble de la main pour faire glisser les icônes, tout en permettant si cela est nécessaire l’usage d’un clavier. Si elle clôt l’espace corporel de l’apprenant dans un cube étroit en imposant une posture corporelle qui conjugue celle de l’élève écrivant sur une table et celle de l’élève face à l’écran de l’ordinateur, son maniement facile permet au moins trois situations.
Quand elle est connectée à un tableau, elle permet l’utilisation du travail d’un élève pour un usage collectif en permettant que les propositions erronées ne laissent pas de traces. Elle offre la possibilité soit de se déplacer avec elle pour aller vers d’autres soit d’afficher à bout de bras ce que l’élève désire montrer, geste rappelant l’utilisation de l’ardoise dans le procédé La Martinière[4].
Le déplacement aisé permet à l’élève de se manifester clairement aux autres : il se perçoit distinct de l’environnement et mesure l’écart qui l’en sépare, il reconnaît l’altérité en saisissant son identité par rapport aux autres et il admet les différences. C’est sans doute cette mobilité donnée aux élèves et son maniement facile qui font le succès de son utilisation à condition que ce qui s’appelle la vie ne soit pas perçu par l’institution comme un désordre.
Avec le tableau électronique[5], cette mobilité est ramenée à celle de la classe traditionnelle.
Il propose une information collective augmentée sans modifier les possibilités de mobilité. Par ailleurs, les attitudes corporelles des enfants et des adolescents s’adaptent difficilement à un tableau mural dimensionné à la taille moyenne de l’adulte[6].
La spécificité de la table tactile interactive dans l’enseignement
La table tactile interactive[7] crée des moments de rupture dans les différentes attitudes corporelles et gestuelles proposées par les outils numériques répertoriés précédemment.
Les déplacements autour de la table ainsi que ceux d’aller vers la table donnent de la mobilité aux apprenants et créent de nouveaux espaces où les corps apprennent à se mouvoir les uns par rapport aux autres : la position assise qui domine, encore en ce début de 21ème siècle, dans les situations d’enseignement trouve ici un complément important pour le développement physique des personnes : son utilisation permettant des mouvements circulaires autour de la table compense la linéarité des déplacements sporadiques vers le tableau mural, l’espace libéré pour les déplacements vers et autour de la table rompt l’espace clos du face à face avec l’écran de l’ordinateur ou avec celui de la tablette.
Les attitudes physiques, la gestuelle des bras et des doigts pour construire le projet de conception sur la table libèrent le corps de l’espace scolaire comprenant une chaise, un bureau. L’agilité des doigts se déplaçant sur un espace tactile étendu développe les activités cognitives des apprenants[8]. La mobilité des individus complète cet aspect cognitif de la formation[9] car elle nécessite le contrôle de ses propres gestes et de ses propres déplacements par rapport aux autres, c’est ainsi qu’elle développe des comportements éducatifs qui préparent au travail collaboratif dans des situations professionnelles.
Nous avons ici un résultat éducatif proche de l’utilisation de la tablette quand les élèves se déplacent les uns vers les autres.
Cependant, ces déplacements ne déterminent pas la même structure de communication : celle de la tablette est un fléchage hiérarchisé d’un individu vers un pair ou un collectif, celle de la table est d’une organisation horizontale dans laquelle chaque membre du groupe a pouvoir de décision. Le design de la tablette privilégie la relation d’une personne vers d’autres, celui de la table une relation collective. Avec la tablette, le tutorat est privilégié comme devant l’ordinateur, relation à deux à trois au maximum. Avec la table, le travail de groupe est inhérent à son design fait pour accueillir un groupe de plusieurs personnes en mouvement : de ce fait, son utilisation implique qu’au sein du groupe l’apprenant sache conjuguer le point de vue de l’autre, le sien et celui des autres. Cette pratique participe d’une formation à l’altérité tant au niveau des comportements physiques que cognitifs.
Nous venons de voir l’aspect formation de la personne à un travail de groupe, mais qu’en est-il de l’acquisition des connaissances contenues dans un programme d’enseignement?
Nous avons envisagé précédemment les acquisitions cognitives comportementales au sein d’un groupe, nous devons nous poser la question de son efficacité pour que l’enseigné puisse acquérir la connaissance inscrite dans des instructions officielles.
Dans la situation de la classe inversée[10], il s’agit que le groupe d’apprenants établisse collectivement autour de la table le repérage des ressources scientifiques qui correspondent au thème proposé, sélectionne des informations correspondantes au problème posé, élabore la conception d’un projet de solution et construise la solution.
Dans la situation d’un enseignement qui débute par le cours, le processus offre la possibilité dans un premier temps de saisir le champ choisi par l’enseignant donc d’avoir collectivement une attitude distanciée par rapport à l’information apportée par le cours, dans un second temps une fois le champ délimité de faire une recherche documentaire sur les différents problèmes émergeant, dans un troisième temps toujours collectivement s’entrainer à la résolution des problèmes posés.
Dans les deux situations, l’acquisition des connaissances et l’entrainement à la résolution collective d’une ou plusieurs questions sont nourris des acquis cognitifs de chaque membre du groupe.
Cependant la richesse des débats que provoque le travail collectif ne suffit pas à transformer ces échanges en savoir, la formalisation individuelle orale ou écrite est nécessaire même lorsque le collectif produit un texte ou la résolution d’un problème.
Si l’organisation du travail pour cette formalisation reste collective, elle peut entrainer une distribution des rôles.
« La hiérarchisation des rôles » dans le travail collectif nécessite une attention particulière car si elle est utile pour mener à bien la réalisation d’un produit, elle ne donne qu’un apprentissage parcellaire de l’objet d’étude aux apprenants d’un groupe et elle a l’effet pervers de ne pas permettre à l’enseigné d’acquérir la connaissance elle-même car il ne consolide qu’un élément de la connaissance, celui concernant son rôle. Cette réflexion dépasse l’enseignement lui-même et questionne l’activité parcellaire de type fordien qui empêche le professionnel inscrit dans une chaîne de production de se saisir du sens de son acte[11].
A suivre avec "La technologie numérique et des modalités d’enseignement (2) : Des apports pédagogiques et didactiques des outils numériques en 2016"
Alain Jeannel
Professeur des Universités
Membre du Conseil d’administration d’An@é
[1] INRS, Risques pour la santé » in Dossier travail sur écran, 2015.
INRS, Mieux vivre avec votre écran, ED 922, réimpression 2011 ;
[2] Ed. Gentaz, La main, le cerveau, le toucher, Edition Dunod 2009.
A.Moinet, Présentation de l’ouvrage de Ed. Gentaz, La main, le cerveau, le toucher, La Feuille IF n°22 , Juin 2011.
R. Sennett, Ce que sait la main, La culture de l’artisan, Albin Michel, 2010, pp205-245.
[3] Equipe enseignante école enseignante école maternelle Flomoy Bordeaux, La tablette à l’école primaire : l’enseignant est plus disponible pour ses élèves, site Education France, DSDEN33, 02 03 2015, disponible sur le site Educavox.
An@é reportage, Retour d’expérience sur l’utilisation généralisée de tablettes, 17 07 2013, Site Educavox.
[4] P. Labeyrie, Inspecteur primaire, L’enseignement collectif, Le journal des instituteurs, n°37 , 11 6 1899.
[5] Th.Marchand , Le tableau électronique interactif, ça n’a pas pris ? Site Educavox., 03 07 2014. D’autres écrits, des reportages photographiques, des vidéos sont disponibles sur ce site.
[6] Isabelle Angot, Une pédagogie active en mathématiques avec le NTI au CE1 .CRDP de Rennes 14.11.2013, disponible sur le site Educavox. Ce reportage vidéo permet de réfléchir sur les critères d’adaptabilité corporelle du tableau et ceux de la table.
[7] Site Educavox,Table tactile multimedia, Reportage Canopé Oise 05 09 2013.
[8] Richard Sennett, Ce que sait la main, Albin Michel, 2010.
Gazzaniga, Ivry, Mangun, Neurosciences cognitives, la biologie de l’esprit, De Boeck université et Larcin, 2001.
Equipe de la main à la pâte, Cognition, cerveau, éducation, Creative commons France, 2006.
[9] A Jeannel, compte rendu de l’Atelier 4 des « Boussoles du numérique », Passerelles numériques au service de la continuité du temps éducatif, site Educavox, 28 11 2015.
[10] M. Laurissergues, Une grande école numérique ? La classe inversée de quoi s’agit-il ?, Educavox, 08 2015.
M. Guillou, La classe inversée, un modèle à suivre pour l’école numérique ? Pas certain. Educavox , 02 2016.
[11] G. Mendel, La société n’est pas une famille,
[1] A la une de « Education.gouv ; fr- collège 2016-tout savoir sur la reforme » : « les petits groupes permettront aux enseignants d’interagir davantage avec les élèves.
[2] J. et , D. Audriot, I. Natanson, Oser le travail de groupe, Collection Ressources Formation, Les clefs du quotidien, 2008 .
[3] J. Ardoino, « L’approche multi référentielle (plurielle) dans des situations éducatives et formatives » in 25 ans de Sciences de l’éducation à Bordeaux – 1967-1992, AEDSE INRP, 1994, pp.103-130
Site Philippe Mérieu, histoire et actualité de la pédagogie : L’école au quotidien, échange et conseil en matière de pédagogie : le travail de groupe d’élèves, la formation à l’autonomie. Aussi PDF non daté : Pourquoi le travail de groupe d’élèves.
[4] Serge Pétillot, « l’équipe sur projet »in Education à l’autonomie, Collection communication éducative, CNDP crdp de Bordeaux, 1981, p.p.33-36.
[5] Bernard Lachaud, Jacques Rongiéras, Alain Jeannel, « Aspects compte rendu » in Communication Expression, Auoscopie, Dessin relationnel, Collection communication éducative, CNDP crdp de Bordeaux, 1980, p.91.
Jacques Rongiéras, Une approche graphique de la communication inter-individuelle en milieu scolaire, sous la direction du Professeur jacques Wittwer, Université Bordeaux II UER des Sciences sociales et psychologiques, 1979.
Dernière modification le lundi, 23 mai 2016