Séance d'ouverture de Bernard Charlot : L’être humain est une aventure. Pour une anthropo-pédagogie contemporaine :
La question m’a été posée il y a quarante ans, et je ne l’ai jamais oubliée: “Qu’avez-vous à dire à la jeunesse?” Nous, cent ans après la création de la Ligue internationale de l’éducation nouvelle, qu’avons-nous à dire à la jeunesse ? Et l’on pourrait ajouter : qu’avons-nous à dire à la jeunesse, aujourd’hui, à l’école ? Car lorsque Greta Thunberg a voulu alerter la jeunesse sur l’avenir de la planète et de l’humanité, qu’a-t-elle fait ? La grève de l’école ! Comme si, pour parler de l’avenir, il fallait commencer par sortir de l’école.
En ce moment de l’histoire humaine, parler de l’avenir n’est pas une exigence quelconque.
Nombreux sont les défis nouveaux, qui déjà s’ébauchent et que les jeunes vont affronter : le défi écologique, qui n’est pas simplement climatique mais aussi sanitaire, alimentaire et géopolitique ; le défi culturel et social que soulèvent les technologies digitales d’information et de communication ; le défi démographique d’un monde où le nombre de jeunes va diminuer tandis qu’augmentera celui des vieux. Sans oublier que les futures générations devront affronter les problèmes dont nous avons hérité et que nous leur léguons: l’inégalité sociale, le racisme et les discriminations de divers types.
En ce moment de défis et d’incertitudes, que disons-nous aux jeunes?
Le discours majoritaire est le suivant.
Les parents: “étudie, pour avoir un bon métier plus tard”. Les enseignants: “étudie, pour avoir la moyenne et ne pas redoubler” – et le pire est que c’est sans doute, actuellement, la principale raison pour laquelle les jeunes supportent le quotidien scolaire. Les politiques : “il faut améliorer la position du pays dans la classification PISA”. L’école et, plus en profondeur, l’éducation, sont ainsi prises dans une logique de concurrence généralisée, qui induit, comme mesure de survie et “pour le bien” de nos enfants et de nos élèves, un réalisme cynique.
J’ai commencé à réfléchir et à faire des recherches sur ces questions il y a six ans. En approfondissant l’analyse, j’ai formulé deux constatations, qui ont été le point de départ de mon livre paru en France et traduit au Brésil, en 2020: Éducation ou barbarie (Anthropos), Educação ou Barbárie? (Cortez).
Première constatation: il n’y a pas de pédagogie contemporaine.
Bien sûr, il y a aujourd’hui des pratiques d’éducation et d’instruction car il y a des enfants qui naissent et grandissent – et les différentes pratiques n’ont pas la même valeur. Mais il n’existe pas d’équivalent de ce que furent la pédagogie des Jésuites, la pédagogie laïque et républicaine du 19ème siècle ou le grand mouvement pour une éducation nouvelle de la fin du 19ème siècle et des débuts du 20ème. N’existent même plus les grands débats sur l’éducation des années 70. D’ailleurs, dans les librairies, il n’y a plus de grand rayon Éducation; si vous cherchez un livre sur l’éducation, il faut aller voir le rayon Psychologie et, souvent, un sous-rayon du type “comment aider votre enfant”.
Il n’y a pas de pédagogie contemporaine, mais un bricolage de survie. Les parents tentent d’affronter les contradictions quotidiennes comme ils le peuvent, dans des logiques de survie qui mettent en oeuvre des pratiques hybrides et, souvent, pédagogiquement contradictoires. Les enseignants, dans leur majorité, développent eux aussi un bricolage de survie et des pratiques hybrides ; ils font leurs cours, en suivant le “programme” (et en courant...), mais tentent d’introduire un peu de travail en groupe, un peu de débats, un peu de recherche, un peu d’internet.
Les mouvements pédagogiques actuels sont eux-mêmes des lieux de résistance, pluriels, plus qu’un mouvement d’éducation nouvelle conquérant, comme le pensait la Ligue lors de sa création, en 1921. La question mérite réflexion lors de ce colloque: les mouvements pédagogiques actuels proposent-ils une pédagogie contemporaine ou sontils l’arrière-garde du grand mouvement du début du 20ème siècle?
La deuxième constatation qui a servi de point de départ à ma réflexion ces dernières années est le fait que l’on assiste aujourd’hui à une explosion de barbarie.
La barbarie n’a jamais disparu, comme en témoignent les deux guerres mondiales du 20ème siècle ou les camps nazis, mais on pensait que l’histoire était un mouvement vers plus de civilisation. Or, on constate actuellement un retour du nationalisme agressif, de la guerre en Europe, du fanatisme religieux, du racisme, des divers types d’intolérance – sans oublier les hommes politiques élus non seulement malgré leur stupidité arrogante et réactionnaire, mais à cause de cette stupidité. À ce retour de formes anciennes de barbarie s’ajoutent des formes modernes, ce que l’on pourrait appeler la cyberbarbarie: harcèlements sur les réseaux sociaux, menaces de mort et de viol, fakenews, complotisme.
La barbarie est le contraire de l’éducation, car elle est négation de l’humanité pleine de l’autre, alors que l’éducation est, fondamentalement, humanisation. Aujourd’hui, face à l’avenir et aux dérives barbares, il nous faut choisir: éducation ou barbarie? Sommes-nous capables de penser une pédagogie contemporaine qui nous protège de la barbarie et la fasse reculer? De la penser non seulement pour la formation du sujet mais aussi en référence à la société, aux défis contemporains, à l’histoire humaine. Nous avons aujourd’hui besoin d’une pédagogie contemporaine conquérante, qui soit le versant pédagogique d’un mouvement social et politique plus ample d’affrontement de la barbarie.
Pour réfléchir à cette pédagogie contemporaine, j’ai commencé par me demander ce qu’est une pédagogie.
Attention : il ne s’agit pas de dire ce que moi, je considère que la pédagogie est par essence ou doit-être – les discours de ce type ne manquent pas. Ma question de chercheur est autre: qu’est-ce que la pédagogie a été, de fait, historiquement, tout au moins dans l’histoire occidentale? De quoi parlent les discours pédagogiques, quelles questions tentent-ils de résoudre?
Dans Éducation ou Barbarie, j’ai analysé de nombreux textes, et la conclusion ne fait aucun doute : le discours pédagogique, tout au long de l’histoire, traite, fondamentalement, de la régulation du Désir par la Norme. Pour déterminer les formes souhaitables de régulation, et les pratiques éducatives qu’elles légitiment, il s’appuie sur une certaine représentation de l’être humain. Les pédagogies traditionnelles, celle des Jésuites ou celle de Kant, de Durkheim et des Républicains, sont des pédagogies de la Norme contre le Désir - donc, aussi, contre le corps. Pour elles, l’éducation est discipline, elle s’oppose à la nature – qui est source du péché ou d’émotions et passions qui entravent le développement de la Raison; elle vise, selon les cas, le salut de l’âme, la Raison, le Progrès, la République.
Les pédagogies “nouvelles”, celles de Claparède, Montessori, Ferrière etc. sont des pédagogies du Désir contre la Norme ; l’éducation doit suivre et respecter la nature, donc aussi la spontanéité de l’enfant, et se défier de la norme adulte (car, comme l’écrit Montessori, en tout adulte sommeille un tyran) et, bien sûr, de la norme sociale, qui opprime la nature. Les deux discours défendent des thèses inverses, mais ils parlent de la même chose: la régulation (ou la dérégulation) du désir par la norme.
La psychanalyse a montré que, en fait, cette régulation est dialectique car le sujet est, à la fois, désir et norme. Sans désir, il perd son impulsion vitale; sans norme, il n’est pas libre, il est fou. De sorte que la pédagogie traditionnelle, anti-désir, réintroduit en fait de la désirabilité: l’enfant n’accepte les pratiques qu’on lui impose que s’il est porté par le désir de sauver son âme, de devenir grand, de bénéficier du progrès etc. Symétriquement, la pédagogie nouvelle, anti-norme, réintroduit la norme par des biais: elle est édictée par le conseil d’élèves ou imposée pour mener à bien le projet.
Éduquer, mais aussi enseigner, c’est être confronté en permanence à cette question de la relation entre désirs et normes. La pédagogie, au cours de l’histoire, a proposé diverses réponses qui, toujours, s’appuyaient sur une certaine représentation de l’être humain.
Aujourd’hui, comment s’opère cette régulation?
Elle ne peut pas ne pas s’opérer: des enfants naissent, nous les élevons, les éduquons, les instruisons et cela ne peut se faire que par une négociation constante entre désirs et normes.
Mais, sauf dans quelques ilôts pédagogiques (inspirés de l’éducation nouvelle ou, au contraire, réactionnaires), cette régulation ne s’opère plus en appui à une référence anthropologique lui assurant fondement et cohérence – de sorte que nous bricolons des réponses hybrides et instables. Autrefois, c’était l’évêque qui disait la norme et, ainsi, régulait le désir. Puis, ce furent le maître d’école et le politique. Puis vinrent ceux qui prétendaient libérer le désir et construire l’homme nouveau.
Aujourd’hui, la télévision, Internet et les réseaux sociaux disent le désir et la norme: devenir riche, célèbre, admiré et désiré comme Neymar ou quelque autre célébrité du sport ou du spectacle. Et la norme décisive n’est plus éthique, elle est technique: le maître de la norme n’est plus l’évêque ou l’instituteur, c’est le patron de Facebook ou de Twitter, un homme si puissant qu’il peut même interdire de parole publique d’envergure le président des USA. Au quotidien reste la terne réalité: “étudie pour avoir un bon métier plus tard” – et bien que toi et moi sachions que ce n’est pas en étudiant à l’école que tu deviendras Mbappé ou Anitta.
Comment en est-on arrivé là ?
Il ne s’agit pas d’une dérive morale, comme le pensent les mouvements conservateurs, mais d’une mutation sociale profonde: la légitimation du désir. À partir des années 60 du 20ème siècle, la plupart des sociétés se sont donné comme objectif la croissance économique. Or, celle-ci suppose la consommation, qui implique le désir. Ainsi, celui-ci cesse d’être une sombre et dangereuse pulsion et devient une aspiration légitime – aspiration que l’on suscite par la publicité et que l’on satisfait grâce au crédit. Dès lors, la pédagogie traditionnelle perd peu à peu son appui culturel, donc sa légitimité – et la forme scolaire construite pour la régulation du désir, aujourd’hui encore dominante, entre en crise.
Cependant, une société hiérarchisée et profondément inégalitaire ne peut pas adopter des principes d’éducation nouvelle, qui posent toute norme comme suspecte – si ce n’est dans des ilôts et seulement s’ils ne menacent pas les structures sociales dominantes. Une pédagogie traditionnelle fragile, une pédagogie nouvelle qui n’existe que sous forme de “mouvements” : il n’y a pas de pédagogie contemporaine.
Cette analyse permet de mieux comprendre la situation actuelle.
La légitimation du désir a produit des effets ambivalents. Certains sont positifs :
Des tabous sexuels et religieux ont été levés. Jamais, probablement, dans l’histoire, l’individu n’a été aussi libre. Mais, dans le même processus, les sujets doivent construire leur vie comme une sorte d’oeuvre originale, sans l’appui de ces références solides qui, autrefois, les protégeaient de l’angoisse. Jamais, dans l’histoire, l’individu n’a été aussi libre, mais jamais le sujet n’a été aussi abandonné: sans doute est-ce là une des questions fortes que doit affronter une pédagogie contemporaine. La situation est d’autant plus tendue que “la barbarie” propose une réponse à ces sujets abandonnés : les formes les plus archaïques, et souvent fanatiques, de la religion et les discours réactionnaires (au sens propre du terme), contre “l’idéologie du genre” et en faveur de la famille traditionnelle et de la criminalisation de l’avortement.
La légitimation du désir devra aussi affonter une forme contemporaine de la dialectique entre désir et norme: la question de la limite. Il n’est plus possible, aujourd’hui, de consommer la quantité d’énergie, d’eau, de viande animale, que consomment les habitants des pays les plus riches – et ce sera encore moins possible avec les deux milliards d’habitants supplémentaires prévus dans cinquante ans, et avec l’émergence économique de nouveaux pays. Dès lors, ou bien les plus puissants imposent, par la force et probablement la guerre, l’ínégalité de consommation, ou bien construit et diffuse une éthique de la limite.
Cette analyse permet également de comprendre que personne ne va s’installer face à son ordinateur pour écrire, tout seul, “la pédagogie contemporaine dont nous avons besoin”. La réflexion et l’action pédagogiques sont indispensables, mais elles ne constituent qu’un versant (important) d’une lutte plus ample pour affronter les défis contemporains et construire un autre monde possible.
Dans ce travail pour une pédagogie contemporaine, les mouvements pédagogiques actuels ont un atout fondamental : tous reposent sur une confiance radicale en l’être humain, et en son éducabilité. Mais cette confiance ou bien est postulée, ou bien est argumentée en termes de “nature humaine” – hérités du mouvement d’éducation nouvelle des débuts du siècle. Or, c’est là un problème.
Les pédagogies classiques, “traditionnelles” ou “nouvelles” prenaient appui sur une certaine représentation de l’homme, une figure anthropologique. Actuellement, au contraire, les discours sur l’éducation parlent d’un bon métier plus tard, de la classification PISA, de capital humain etc., mais règne un grand silence anthropologique. Pour penser une pédagogie contemporaine, on a besoin d’une nouvelle base anthropologique – et même, je crois, d’une Utopie anthropologique fondatrice.
Pour cela, il nous faut nous libérer de l’ídée de nature humaine.
Cette idée, en effet, a toujours servi, historiquement, à justifier et légitimer l’inégalité et la discrimination.
C’est évident dans la pédagogie traditionnelle – Aristote, par exemple, considère que “le mâle est par nature supérieur, et la femelle inférieure, et le premier est l’élément dominateur et la seconde l’élément subordonné“ (Politique, 1254b). La référence à la nature, chez les classiques de l’éducation nouvelle, produit, en principe, des effets libérateurs.
Mais elle sert également à légitimer inégalités et discriminations. Par exemple, Claparède, après avoir expliqué que les espèces plus développées ont une période d’enfance plus longue, écrit : “Ainsi, les filles, qui, nous l’avons vu, parviennent plus vite à l’âge de maturité que les garçons, payent cette précocité d’un moindre degré de développement intellectuel” (1964, p. 167). La femme “a par contre une vie affective plus développée que son compagnon masculin”. C’est “la loi d’airain de la nature qui règle les destinées de l’espèce” (idem).
De même, à lire Ferrière, fondateur de La ligue internationale pour l’éducation nouvelle, on a parfois des sursauts d’horreur : l’enfant doit être un ”bon sauvage”, mais le sauvage actuel “est très probablement, sinon un dégénéré, du moins le fruit d’un rameau descendant de l’arbre de la vie sur le globe terrestre” (1969, p. 45). Les discours contemporains n’ont guère changé : par nature, les femmes ne sont pas intellectuelles mais sensibles, les ouvriers ont une intelligence plus manuelle qu’intellectuelle, les noirs..., les musulmans..., les blancs..., les Brésiliens... les Français... Il faut se méfier de tout discours qui invoque la nature et encore plus des discours qui ont comme argument “la nature humaine”.
Pour penser une pédagogie contemporaine, il nous faut également nous libérer d’une représentation implicite que les discours modernistes contemporains sont en train de propager : l’être humain est un point d’intersection entre deux réseaux, neuronal et cybernétique.
La soi-disant neuroéducation réduit l’être humain à un ensemble de liaisons synaptiques, dans des discours qui prétendent s’appuyer sur les neurosciences mais qui, en fait, outrepassent largement les acquis scientifiques.
Les neurosciences visent l’optimisation des processus de mémorisation et d’apprentissage, ce qui, pour légitime et intéressant que ce soit, ne recouvre qu’une partie des fonctions de l’éducation. En outre, en tant que sciences, elles modélisent les situations en éliminant les effets de contexte. Les discours qui introduisent partout le mot “neuro”, pour produire un effet de scientificité, et invoquent des recherches scientifiques qui, en réalité, ne démontrent nullement les préconisations pédagogiques qu’ils prétendent appuyer, ne relèvent pas de la science mais de ce qu’on pourrait appeler, un peu ironiquement, un neurocharlatanisme.
Par ailleurs, des discours modernistes contemporains prétendent que la question de l’éducation est aujourd’hui, avant tout, celle de la cyberculture et de l’usage pédagogique des technologies digitales.
Il est exact que nous vivons une mutation des systèmes de communication et d’information qui aura sans doute des conséquences aussi notables que celles induites par la presse de Gutemberg et qui sera extrêmement importante dans une pédagogie contemporaine.
Mais on nous propose aujourd’hui un récit épique sur la cyberculture comme solution universelle, comme si, du temps de Gutemberg, on avait soutenu que, puisque que tout le monde allait lire Aristote, l’homme allait changer. Pierre Lévy, dans son grand texte Cyberculture, annonçait une nouvelle forme de présence à soi-même de l’humanité. L’espoir est noble, mais la réalité actuelle, c’est aussi Donald Trump et ses twitts, les fake news, la haine et le harcèlement cybernétiques, c'est-à-dire une situation dans laquelle chacun crie et tente d’imposer à l’autre son désir non régulé. Les technologies digitales ne seront pas la base d’une pédagogie contemporaine, car elles ont elles-mêmes un besoin urgent de régulation désir/norme.
Enfin, il est intéressant d’analyser les critères qu’utilise PISA, la grande enquête internationale sur les jeunes de 15 ans, pour évaluer la qualité de l’éducation: la compréhension des textes, les mathématiques, les sciences. Littérature, histoire, philosophie, sociologie, arts, éducation physique etc.? Toutes ces disciplines, qui traitent, fondamentalement, du sens de la vie, sont ignorées pour évaluer la qualité de l’éducation – tout comme la conscience écologique, antirasciste, antisexiste, le taux de suicide des jeunes, et bien d’autres choses qui seraient pertinentes si l’évaluation s’intéressait à l’éducation et non pas, comme c’est le cas, aux disciplines censées être rentables dans la concurrence économique internationale.
L’être humain est ainsi réduit à un réseau de neurones qui doit s’articuler efficacement sur les réseaux cybernétiques. Est évacuée la question du sens (de la vie, de l’autre, du monde etc.), au profit d’une logique de la performance et de la concurrence généralisée. Dès lors, il n’est pas étonnant que le trans- et le posthumanismes nous annoncent que le temps de Sapiens est terminé et qu’est venu celui de nouvelles espèces biotechniques, de cyborgs, de robots. Si, effectivement, Sapiens n’est qu’un réseau neuronal qui tente de s’articuler sur des réseaux cybernétiques, on peut faire beaucoup mieux du point de vue technique, plus performant. En fait, ce que ces discours contemporains nient, c’est l’humanité en l’homme – de sorte que, sous leurs atours modernistes, ce sont, en vérité, des discours barbares.
Ces discours conviennent très bien à la société néolibérale car leur logique de la performance et de la concurrence généralisée est en fait celle du libéralisme. Mais dans une telle logique, la seule chose que les hommes aient en commun est ce qui, précisément, les oppose: chacun poursuit son intérêt propre. Dès lors, une pédagogie est impossible ; seule est possible une didactique cérébro-digitale de la performance optimale. “Étudie pour avoir un bon métier plus tard”...
On peut, si l’on veut, adhérer à cette logique, en espérant que ses propres enfants et petits-enfants soient parmi les gagnants et que de nouvelles technologies permettent d’éviter le désastre écologique qui s’annonce. On peut aussi la rejeter, ce qui est mon cas, mais on se trouve alors confronté à une question redoutable: qu’est-ce que l’humain? En effet, ce que nient les discours qui réduisent l’être humain à un réseau cérébro-digital, c’est l’humanité en l’homme. Si on refuse à la fois les discours classiques sur la nature humaine et la réduction moderniste, il faut rouvrir la question anthropologique: qu’est-ce que l’humanité en l’homme ?
Je suis allé chercher une réponse scientifique du côté de la paléoanthropologie et de ses cousines, la primatologie et la génétique, et suis arrivé à une conclusion : l’homme n’est pas une idée, ni une nature, ni une essence, l’homme est une aventure. Je présenterai ici quelques idées, développées longuement dans Éducation ou Barbarie.
L’homme est une aventure, commencée il y a sept millions d’années quand ont peu à peu divergé, à partir d’un ancêtre commun, ceux qui allaient constituer le genre humain et ceux qui allaient devenir les chimpanzés et, plus tard, les bonobos. Cette aventure s’est déroulée à travers plusieurs espèces humaines, qui ont parfois coexisté pendant des dizaines de milliers d’années ; par exemple, il y a environ 50000 ans, la Terre abritait Sapiens, Neandertal, l’homme de Denisova, et d’autres espèces humaines en Afrique et dans l’actuelle Indonésie. Ces espèces différentes se rencontraient, comme en attestent des échanges culturels et même génétiques: les Européens et leurs descendants ont quelques gènes de Neandertal et des populations d’Océanie ont quelques gènes de Denisova.
De nombreuses espèces humaines se sont éteintes et, aujourd’hui, il n’en existe plus qu’une seule : la nôtre, Sapiens.
L’homme n’est donc pas l’incarnation d’une essence intemporelle ou d’une “nature humaine”, il est advenu, sous diverses formes, au cours d’une longue aventure.
Cet être produit par l’évolution est fondamentalenent bioculturel, sans que l’on puisse séparer ce qui, en lui, est biologique et ce qui est culturel. Ainsi, la domestication du feu, phénomène culturel, a permis de cuire les aliments, donc de mieux les digérer, ce qui a libéré une partie de l’énergie investie dans l’appareil digestif, ainsi disponible pour le développement du cerveau, avec les effets culturels qui en ont découlé. Le phénomène de l’altricialité secondaire est particulièrement intéressant. Quand les humains sont devenus bipèdes, leur bassin s’est rétréci, de sorte que l’accouchement est devenu très difficile, d’autant plus que le volume du cerveau humain augmentait. Ont survécu les femmes dont le bassin était plus large, ce qui est aujourd’hui encore une différence biologique entre les deux sexes et, surtout, les enfants qui naissaient plus tôt : par comparaison avec les autres primates, la grossesse humaine devrait durer 18 à 20 mois, et non pas 9 mois. Autrement dit : les enfants humains naissent avant d´être terminés, avec un cerveau encore assez peu structuré et ils vont, pendant environ dix-huit mois, continuer la structuration de leur cerveau dans un utérus social.
Cet exemple nous rappelle également que l’aventure humaine est aussi celle des femmes et pas seulement celle des hommes mâles - comme on laisse les élèves le croire en leur présentant un dessin de l’évolution humaine où un singe se redresse peu à peu pour devenir un homme mâle. Outre le phénomène de l’altricialité secondaire, il est probable que le rôle de la femme a été important dans la domestication du feu (elle s’occupe des aliments) et dans l’usage des outils (chez les chimpanzés, nos plus proches cousins, ce sont les femelles qui cassent des noix avec des pierres, devant leurs enfants).
Au cours de cette aventure de sept millions d’années, l’humain a été produit sous deux formes: un monde, un génome.
On peut discuter longuement sur le “propre” de l’homme et se défier de cette notion, mais une chose est incontestable: aucune espèce n’a produit l’équivalent du monde humain.
Au cours de l’évolution, les hommes ont construit des mondes très différents de la forêt équatoriale ou tropicale où le genre humain a émergé. De sorte que le monde humain, considéré dans sa globalité, est la sédimentation des pensées, des actions, des sentiments, des réussites et des échecs, des merveilles et des horreurs des milliers de générations qui nous ont précédés. “Le monde humain est une synthèse objectivée de l’espèce” (Charlot, 2020, p. 288). Si l’on veut comprendre ce qu’est “l’Homme”, il ne faut pas s’intéresser seulement à l’individu isolé, il faut aussi, et peutêtre surtout, analyser le monde humain.
L’homme dispose également d’un génome spécifique – comme c’est le cas de toute espèce, car c’est précisément ce qui permet de la considérer comme une espèce distincte.
Ce génome humain, logiquement, est celui qui permet à une espèce de s’adapter à un monde qu’elle a construit: il lui permet d’apprendre. De sorte que les deux spécificités humaines - génome et monde - s’articulent. Le bébé naît hominisé, c’est-à-dire membre de l’espèce Sapiens; il pourra faire des choses que jamais un chimpanzé ne sera capable de faire - parler, par exemple. Mais s’il est abandonné hors du monde humain, comme c’est le cas des “enfants sauvages”, il ne parlera pas non plus. Pour parler, il ne suffit pas d’être hominisé, il faut aussi s’humaniser, c’est-à-dire entrer dans le monde humain qui a été construit par les générations antérieures.
Le processus qui humanise le nouveau-né hominisé est l’éducation. Aussi l’éducation est-elle un droit anthropologique : le fait de naître dans l’espèce Sapiens ouvre un droit inaliénable à entrer dans le monde humain, ce qui n’est possible que par l’éducation.
L’homme est une aventure. Cette aventure a-t-elle encore un avenir ou sommes-nous à la veille de l’extinction du genre humain? Nous vivons un moment délicat et incertain de cette aventure et la question, le défi, est de savoir si elle a un avenir. Sommes-nous aujourd’hui capables de proposer aux jeunes et de construire avec eux un projet d’homme futur, dans un monde futur? C’est-à-dire une Utopie anthropologique, base d’une pédagogie contemporaine.
Pour deux raisons, les mouvements qui se réclament de l’éducation nouvelle peuvent contribuer fortement à ce qui pourrait être une éducation nouvelle contemporaine. D’une part, l’éducation nouvelle, sous ses diverses formes, affirme une confiance fondamentale en l’être humain, nécessaire pour le penser comme aventure et créateur de mondes. D’autre part, la logique de l’éducation nouvelle est celle de la solidarité, et non celle de la concurrence généralisée.
Le premier acte de rupture à opérer est le refus radical des formes actuelles d’évaluation, qui sont aujourd’hui la clef du système d’enseignement car elles lui imposent la logique de la concurrence généralisée.
Une pédagogie contemporaine doit repenser radicalement les contenus enseignés, alors qu’aujourd’hui ils sont repris de génération en génération, dans une sorte d’héritage routinier. Faut-il vraiment enseigner aux jeunes ce qu’on leur enseigne actuellement? Qu’est-ce qu’il est important de leur enseigner en ce moment de l’aventure humaine? Important, et non pas seulement utile... Pour répondre à ces questions, on a besoin d’une utopie anthropologique, car toujours, historiquement, les pédagogies se sont construites en référence à une représentation de l’être humain.
Par ailleurs, la pédagogie ne sera contemporaine que si elle affronte les défis actuels : l’ínégalité sociale, les discriminations raciales et de genre, la question écologique et, avec elle, celle de la limite, la barbarie sur les réseaux sociaux, la dérive du monde vers la virtualité, les rapports entre les générations etc.
Il faudra aussi, évidemment, repenser les méthodes d’enseignement.
En n’oubliant pas qu’il ne s’agit pas seulement d’une pédagogie pour les enfants les plus jeunes, mais aussi pour les adolescents et les jeunes adultes. En n’oubliant pas, non plus, qu’il faut penser une pédagogie pour tous, parents et enseignants, et pas seulement pour une élite éclairée de militants et d’héroïnes.
Je vis dans un pays, le Brésil, très divers et très inégalitaire. Je sais que, souvent, dans les conditions réelles d’enseignement, ce serait ridicule de demander aux professeurs d’appliquer des méthodes d’éducation nouvelle “homologuées”. Je diffuse donc ce que j’appelle l’équation pédagogique fondamentale: “Apprendre = Activité intellectuelle + Sens + Plaisir”. Je pense que cette équation a une valeur pour des professeurs soucieux d’éducation nouvelle, mais aussi pour des professeurs qui travaillent en situations limites (peu de matériel, école sans eau, école où l’on reçoit des ordinateurs que l’on ne peut pas brancher parce que les fils électriques sont dénudés, école soumise au couvre-feu decidé par les chefs du trafic de drogue local etc.).
L’éducation est une façon d’affronter la barbarie qui monte. Elle est essentielle. Mais ce n’est pas la seule. Il faut donc lier les luttes pour une pédagogie contemporaine aux autres luttes culturelles, sociales, politiques. Leur point commun est leur désir d’un autre être humain, dans un autre monde - une Utopie anthropologique.
Retrouver toutes les informations, les conférences, notamment la conférence d’ouverture de Bernard Charlot, Biennale Internationale de l'Education Nouvelle (Bruxelles, 29 octobre 2022)
https://convergences-educnouv.org/
Nos remerciements vont à Bernard CHARLOT, à Philippe MEIRIEU, Président des CEMEA - mouvement National d'Education Nouvelle - Jean-Luc CAZAILLON et à Laurent BERNARDI pour l'autorisation et ce partage.
A suivre, la conférence de Philippe MEIRIEU bientôt en ligne.
Références
ARISTOTE (1970). La Politique. Paris : Vrin.
CHARLOT, Bernard (2020). Éducation ou barbarie. Paris : Economica-Anthropos
CLAPARÈDE, Édouard (1964). Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale. Tome I. Le développement mental. Paris : Delachaux et Niestlé.
FERRIÈRE, Adolphe (1969). L’école active. Paris : Delachaux et Niestlé.
LÉVY, Pierre (1997). Cyberculture. Paris: Odile Jacob.
MONTESSORI, Maria (1968). L’enfant. Paris : Gonthier
Dernière modification le vendredi, 16 décembre 2022