Cette prise de conscience est indéniablement un facteur de crispation des relations parents d’élèves/professeurs qui, pour l’instant, ne se manifeste que rarement, mais croît d’année en année, et demande donc prise de conscience en la nécessité d’agir dans le sens de pratiques plus harmonisantes.
1- La mise en évidence de la forte croissance des tensions entre parents d’élèves et professeurs
Chaque année depuis 2010, je fais dans divers lycées une conférence proposée aux parents d’élèves et/ou élèves, sur le thème : « Du lycée à l’enseignement supérieur, avec ou sans Parcoursup, réussir son orientation ».
Force est de constater qu’au moment réservé aux questions/réponses, alors qu‘il était rare durant les années 2010 que la question des écarts d’évaluation entre établissements soit évoquée, ça l’est désormais de plus en plus fréquemment.
Année scolaire | Nombre de lycées (1) |
Nombre de questions ou Interventions relatives à l’évaluation des élèves |
2015/2016 | 36 | 0 |
2016/2017 | 31 | 0 |
2017/2018 | 33 | 0 |
2018/2019 (2) | 37 | 2 |
2019/2020 | 38 | 3 |
2020/2021 | 32 | 4 |
2021/2022 | 34 | 6 |
2022/2023 | 29 | 7 |
2023/2024 | 30 | 9 |
(1) Il s’agit du nombre des lycées dans lesquels je suis intervenu, en présentiel ou par visioconférence. Bon à savoir : de telles questions ou interventions émanent à 92% de parents d’élèves dont l’enfant est scolarisé en voie générale du lycée. Ceux des voies technologiques et professionnelles sont nettement moins préoccupés par ce sujet ou le sont mais ne le manifestent pas.
(2) Parcoursup a été créé en 2018
De telles données statistiques n’ont évidemment que peu de valeur scientifique, mais permettent cependant de mettre en lumière le fait que la parole des parents d’élèves s’est libérée à compter de l’année scolaire 2018/2019, ce qui correspond exactement à la date de création de la plateforme Parcoursup.
Cependant, ces statistiques ponctuelles sont corroborées par celles fournies par le dernier paru du rapport annuel de la Médiatrice de l’Education Nationale, (« Apprendre à vivre ensemble », publié en 2022).
Dans sa préface, la médiatrice nationale met en lumière le fait que, d’année en année, on constate une forte croissance des saisines présentées dans les diverses académies du pays par les parents d’élèves du second degré. Elle fait en outre remarquer qu’une part croissante de ces demandes de recours concerne des contestations de notes, aussi bien celles s’inscrivant dans le cadre du contrôle en cours de formation interne aux établissements, que celles délivrées lors des épreuves de concours pour le passage dans l’enseignement supérieur, à l’occasion du baccalauréat, du diplôme national du brevet …
Ce rapport précise que les saisines concernant les pratiques d’évaluation des élèves représentent désormais près de 43% de l’ensemble, en forte croissance depuis 2018. En outre, en 2022, les saisines concernant les notes et appréciations qualitatives attribuées aux élèves au sein de l’établissement scolaire fréquenté (qui relèvent du contrôle en cours de formation) sont plus nombreuses que celles concernant l’évaluation des candidats aux examens nationaux (brevet des collèges, baccalauréats…) et concours en vue du passage dans les établissements d’enseignement supérieur sélectifs.
Il en résulte qu’ « on ne peut que faire le constat d’un phénomène grandissant de contestation (émanant des parents d’élèves), dans ce domaine (celui de la notation des élèves), donnant parfois le sentiment d’un terrain ouvert de négociation mettant à mal le principe de souveraineté des professeurs et des jurys ».
2- Des tensions qui découlent logiquement du renforcement progressif des droits des parents d’élèves au sein de chaque établissement scolaire :
Petit à petit, au cours des trente années passées, l’idée a émergé que, pour améliorer la réussite des élèves, il est bon que se développe au sein de chaque établissement scolaire un esprit de coopération active entre les familles et les professeurs.
Pour atteindre cet objectif, diverses mesures ont été décidées visant à inciter les parents d’élèves à plus et mieux accompagner le travail personnel de leur(s) enfant(s), en débordant pour cela le seul terrain de vie familiale pour plus activement prendre place sur celui de l’établissement scolaire fréquenté.
Comme nous le déclare Pierre, Directeur d’un lycée privé catholique de l’académie de Grenoble nous ayant demandé de respecter sa demande d’anonymat :
« Du fait de ces évolutions, il n’est pas étonnant que certains parents, de plus en plus nombreux en vérité, se soient sentis investis d’un droit de se considérer comme étant pleinement partenaires du dispositif de formation, et non comme simples « consommateurs d’école ».
Il en découle le fait qu’un nombre croissant d’entre eux pensent désormais qu’il est normal d’intervenir plus systématiquement dans le domaine des pratiques d’évaluation de leurs enfants, au grand dam de la plupart des professeurs qui vivent mal ces intrusions de plus en plus fréquentes des parents dans un domaine qu’ils considèrent comme faisant partie de leurs libertés pédagogiques traditionnelles. C’est donc un sujet extrêmement sensible.
3- Le problème ancien du différentiel des pratiques d’évaluation des élèves d’un lycée à un autre :
L’évaluation en général, celle concernant les élèves en particulier, ne sont pas des sciences exactes.
Il y a bien longtemps que l’on sait que les notes octroyées pour une copie de philosophie ou la résolution d’un problème de mathématiques peuvent ne pas être les mêmes d’un correcteur à un autre. La « docimologie » (science qui étudie les pratiques d’évaluation) nous a appris depuis fort longtemps que des écarts d’évaluation peuvent exister, en fonction de divers facteurs que le lecteur intéressé trouvera dans un ouvrage que nous recommandons : « La notation des élèves », par Alain DUBUS, éditions Armand Colin.
L’un des facteurs de ces écarts procède de ce que l’on nomme « effet établissement ».
Pour reprendre l’heureuse expression utilisée par Jean-Pierre BOURREAU et Yves DUTERCQ, chercheurs en sciences de l’éducation, dans un article publié dans le numéro 30 de la revue « Education et Management », daté de décembre 2005, « l’effet établissement correspond à ce que chaque établissement scolaire apporte de spécifique » aux diverses pratiques sociale qui le caractérisent. Il s’agit donc de ce que les anthropologues désignent par « culture » du groupe social considéré.
Concernant un établissement scolaire, cela renvoie à l’ensemble des us et coutumes, traditions, façon de se reconnaître entre soi… qui cimentent les diverses composantes d’un ensemble social, lui donnent cohérence, et font que les membres de cet ensemble social se reconnaissent entre eux, et se distinguent des autres ensembles sociaux du même type.
C’est ce que les sociologues nomment « le sentiment d’appartenance commune». Entre autres éléments constitutifs de la « culture spécifique » d’un établissement scolaire, il y a l’évaluation des performances des élèves, telle qu’elle se pratique en son sein.
Il n’est donc pas surprenant que de plus ou moins importants écarts de notation et des appréciations qualitatives puissent être constatés d’un établissement scolaire à un autre. Il est désormais bien connu que certains collèges et lycées (dits « accompagnateurs ») se montrent plus ou moins fortement « permissifs », faisant de telle sorte que les notes et appréciations qualitatives soient encourageantes, ce qui revient à avoir tendance à les tirer vers le haut, quand d’autres se montrent plus « sélectifs » en ayant des pratiques d’évaluation des élèves plus ou moins sévères.
Il existe donc un indéniable « effet établissement », qui conduit les professeurs, lorsqu’ils évaluent leurs élèves, à s’inscrire consciemment ou inconsciemment dans une sorte de « tradition » propre à chaque lycée ou collège.
4- De la nécessaire distinction entre évaluation externe et évaluation interne
L’évaluation externe des élèves est celle qui est faite au moment des examens (baccalauréat, brevet des collèges …) et lors des procédures de sélection à l’entrée de certaines formations (sur concours, dossier, les deux parfois). Elle se pratique de façon discontinue et est généralement réalisée sous des formes diverses par des personnels extérieurs à l’établissement scolaire fréquenté.
L’évaluation interne se pratique en continu tout au long de chaque année scolaire. Elle se fonde sur les notes, classements, appréciations qualitatives, avis … dont chaque élève fait l’objet en cours de scolarité au sein de son établissement. Sauf exception, elle est réalisée par des personnels (professeurs, chef d’établissement et/ou adjoints de direction …) qui sont membres de l’établissement scolaire fréquenté.
C’est dans ce cas que joue le plus fortement l’ « effet établissement » que nous avons évoqué dans le chapitre précédent de cet article, un effet qui a progressivement pris de plus en plus d’importance depuis 1985, du fait d’une série de lois et règlements qui incitent à ce que chaque établissement scolaire entre dans une logique d’autonomie pédagogique, dans le but de plus en mieux s’efforcer de répondre aux besoins des publics spécifiques accueillis dans chaque établissement scolaire.
5- Les écarts d’évaluation d’un lycée à l’autre : un hiatus qui s’est récemment aggravé du fait d’importantes évolutions venues modifier les façons de procéder
Deux réformes récentes sont venues profondément modifier les modalités d’évaluation des élèves.
Celle du baccalauréat d’une part, voulue par Michel BLANQUER – ancien Ministre de l’Education Nationale - dans le but d’adapter les modalités de cet examen à la réforme plus globale du lycée. Celle de l’ancien portail télématique « Admission Post Bac » (APB) d’autre part, par lequel les élèves candidats à l ‘admission dans l’enseignement supérieur devaient passer jusqu’en 2018, année à partir de laquelle il fut remplacé par un nouveau portail nommé « Parcoursup ».
Ces deux réformes ont un point commun : elles ont fortement contribué à renforcer le poids des évaluations internes des élèves, et corrélativement diminué celui des évaluations externes. Il en a résulté un accroissement, chez un nombre croissant de parents d’élèves, du sentiment qu’ils devaient se montrer plus vigilants concernant les pratiques d’évaluation interne de leurs enfants.
Concernant le baccalauréat, rappelons qu’il y a fort longtemps que l’évaluation des candidats comprend une part d’évaluation interne, réalisée au sein de chaque établissement. Cependant, cette part d’évaluation interne est longtemps restée très minoritaire : pour la session de 2015 du baccalauréat général lettres par exemple, les candidats furent soumis à des épreuves finales nationales en français et littérature, philosophie, histoire-géographie, langues étrangères 1 et 2, littérature, sciences, et d’enseignement optionnel facultatif pour un total de coefficients de 29 sur un total de 31. Seule l’éducation physique et sportive était évaluée de façon interne aux établissements, par prise en compte des notes et appréciations obtenues par le contrôle en cours de formation (CCF). Jusqu’à la « réforme Blanquer», il en alla plus ou moins de même pour tous les baccalauréats : le résultat dépendait très majoritairement d’évaluations externes. Cette façon de procéder a profondément changé.
Aujourd’hui, la part de l’évaluation interne s’est fortement développée : ainsi, pour la session de 2024 du baccalauréat général, seules les épreuves de français (passées en fin de classe de première), philosophie, les « enseignements de spécialité » choisis par chaque élève, et le « grand oral » feront l’objet d’épreuves externes, pour un total de coefficients de 60 sur 100. La part de l’évaluation interne continue donc de croître. Jusqu’où ? De plus en plus nombreux sont celles et ceux qui pensent qu’à plus ou moins long terme, le baccalauréat français sera intégralement délivré sur la base des évaluations interne, donc en fonction du contrôle en cours de formation.
Même tendance au renforcement des évaluations internes concernant les règles du passage dans l’enseignement supérieur.
Jusqu’à l’émergence de Parcoursup, la seule condition requise pour obtenir satisfaction lorsqu’on choisissait de se porter candidat en vue d’entrer en première année d’une licence universitaire non sélective était d’avoir réussi à se doter du baccalauréat, ce qui dépendait principalement d’évaluations externes. Quant aux formations supérieures sélectives, elles furent longtemps majoritaires à privilégier le recrutement sur concours, donc sur des évaluations externes.
Depuis 2018, la donne a profondément changé, tant pour l’accès aux formations supérieures non sélectives que sélectives qui, de plus en plus fréquemment ont recours à des systèmes de régulation des flux d’admis par dossier (Parcoursup ou autre), ce qui revient à privilégier l’évaluation interne de chaque candidat(e). Tant que l’évaluation externe fut dominante, les parents d’élèves dont un enfant était scolarisé dans un établissement dit « sélectif » n’avaient guère à craindre des écarts d’évaluation entre établissements.
Les évaluations externes venaient rééquilibrer les choses, le plus souvent en leur faveur.
Une étude réalisée en 2005 par le Direction de l’évaluation du Ministère de l’Education nationale met en lumière le fait que les élèves formés dans des lycées sélectifs obtenaient en moyenne 3,4 points sur vingt de plus lors des épreuves du baccalauréat, alors que celles et ceux scolarisés dans des établissements « accompagnateurs » étaient en moyenne « surévalués par l’évaluation interne à raison de 2,5 points sur vingt. Concernant les modalités de passage dans le supérieur, il en alla longtemps de même : du fait de la bonne ou très bonne réputation de la plupart des lycées sélectifs, mais aussi du principe de sélection sur concours basé sur des évaluations externes, les familles dont un enfant était scolarisé dans un établissement sélectif ne craignaient guère d’être pénalisées.
Il en va autrement aujourd’hui, car ces effets compensatoires permis par l’évaluation externe s’effacent petit à petit, au profit de la prise en compte de plus en plus forte des évaluations internes, donc du contrôle en cours de formation. Ce changement de la donne en matière d’évaluation des élèves conduit un nombre croissant de parents d’élèves à mettre en œuvre ce que Jean-Marc RICHARD, qui fut proviseur d’un lycée de l’académie de Bordeaux, considère comme étant des « stratégies compensatoires ».
Et notre témoin d’ajouter que « cela peut aller de la simple demande orale exprimée à tel ou tel enseignant de se montrer moins sévère, jusqu’à de actes plus virulents comme des décisions de retirer l’enfant d’un établissement jugé trop sélectif, voire de saisir le médiateur académique, et parfois même le tribunal administratif ». Peut-on, le leur reprocher ? « Pas vraiment si on veut bien tenir compte du fait que ces écarts d’évaluation donnent de plus en plus le sentiment qu’il y a en cela une source d’iniquité de moins en moins tolérée par certains parents d’élèves, encore très minoritaires mais dont le nombre croît d’année en année »
Conclusion
En février 2022, la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du Ministère de l’Education Nationale publiait une Note d’information N°22-01 intitulée « Renforcer la cohérence des évaluations des acquis des élèves : un enjeu de réussite et d’équité ».
Prenant acte des risques d’iniquité découlant des écarts d’évaluation des élèves d’un établissement à un autre, mais aussi, dans un même établissement, entre professeurs d’une même discipline, le Conseil d’évaluation de l’école écrit que « la mise en système et en cohérence des différents types d’évaluation (des élèves) est un besoin prioritaire ». Et d’ajouter que « l’évaluation au quotidien dans la classe nécessite d’être mise en regard (…) dans le cadre d’une politique coordonnée ».
Six recommandations ponctuent cette note d’information, parmi lesquelles :
« Coordonner et harmoniser les pratiques d’évaluation des acquis des élèves en construisant, au sein de chaque établissement, des repères communs (et par discipline et niveau) sur les finalités et modalités du contrôle continu ». Pour accompagner et faciliter ces « pratiques harmonisantes », il est mis à la disposition des enseignants un « Guide de l’évaluation des apprentissages et des acquis des élèves au lycée » (daté de novembre 2023) qui se décline pour chaque discipline enseignée au lycée.
C’est une façon de reconnaître officiellement qu’en matière d’évaluation des élèves, il existe un indéniable problème d’équité qui demande à être compensé par des pratiques collectives d’harmonisation, et donc de péréquation des notes et appréciations qualitatives. Il en va de la nécessité de viser à conforter l’égalité du traitement des élèves, au sein d’un même établissement et entre établissements.
Bruno MAGLIULO
Inspecteur d’académie honoraire
Docteur en sociologie de l’éducation
Agrégé en sciences économiques et sociales
Dernière modification le mardi, 19 mars 2024