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Dans le cadre des rendez-vous de l’orientation organisés par l’ONISEP[1]François Dubet était invité le 15 novembre 2023 à donner une conférence : Massification, la fin d’un cycle (la vidéo sera mise en ligne d’ici peu). Une occasion pour lui de résumer à grand trait ses constats et surtout de formuler quelques pistes d’évolution nécessaires, et pour nous de rapprocher quelques récentes tribunes.

Constats d’un retraité

Retraité, c’est ainsi que François Dubet se présente, s’amusant d’une certaine déconnexion issue de la multitudes des réformes notamment dans l’enseignement supérieur.

Pour lui, un constat général s’impose dans le monde, la massification scolaire fut engagée dans les années 60 dans tous les pays développés. Après une période « heureuse », aujourd’hui elle aboutit à une sorte d’impasse. Heureuse, car la massification a sans doute permis le développement économique des pays, mais aujourd’hui le constat serait que ce développement a un effet négatif, un risque pour la démocratie elle-même. La démocratie promettait l’égalité des chances, mais elle a surtout accentué la tension entre les vainqueurs et les vaincus.

L’école, basée sur la réussite grâce au mérite, a sans doute permis la réussite de beaucoup, mais aussi l’échec de beaucoup d’autres. L’école est la machinerie permettant ce tri social car elle détient le monopole non seulement du tri permettant la répartition dans les places sociales, mais également celui de la définition de la valeur permettant ce tri. Et ici, comme ailleurs, les études sur les votes montrent une tendance : le vote des vaincus contre la démocratie.

L’idée de poursuivre la montée de la massification amène à une impasse : la distinction entre les vainqueurs et les vaincus est reçue de plus en plus violemment. Il est nécessaire de réduire cette emprise scolaire pour permettre une réelle éducation.

Et François Dubet indique trois pistes, sans doute à prendre ensemble.

Il faut une vraie école commune jusqu’à 16 ans, ce qui suppose une définition du curriculum commun nécessaire à tout citoyen. Mais cette définition ne va pas de soi car elle suppose une redéfinition des rôles professionnels (celui des enseignants notamment), et une réorganisation des établissements. Rappelons que juste avant l’apparition du socle commun en France, Claude Lelièvre avait fait l’histoire des tentatives et des échecs en France[2] de cette tentative de définition.

Il faut arrêter de considérer le mérite académique  comme le seul critère de répartition des places. L’ordre académique ne peut définir et ordonner la valeur de toutes les capacités humaines. Il s’agit de créer des situations qui permettraient d’apprendre pour autre chose que réussir. Ce qui suppose également que les lieux de l’apprendre ne s’arrêtent pas aux murs de l’école, un clin d’œil à Ivan Ilitch[3].

Enfin il faut sortir du règne du calendrier scolaire et aller franchement vers la formation tout au long de la vie, l’idée du crédit de formation étant à développer.

Des tribunes comme en écho

Plusieurs tribunes récentes évoquent ces pistes, qui supposent non pas de réformer, réorganiser un tronçon de notre système, mais bien de s’interroger sur l’économie générale de celui-ci.

Pour Rodrigo Arenas, député de Paris et ancien co-président de la FCPE, « il s’agit de renouer les fils du tissu social rompus par la sélectivité d’un modèle élitiste »[4]. Pour cela il prône un lycée unique avec l’obligation scolaire reportée à 18 ans. Ce lycée unique étant organisé autour d’un tronc commun avec des spécialités et un baccalauréat « organisé en unités de valeurs correspondant pour moitié au tronc commun et pour l’autre aux spécialités, qui devront toutes être validées ». Il faut dire que l’obligation de validation de toutes les unités se retrouvent dans de nombreux diplômes de fin du secondaire dans le monde ce qui permet de réduire la hiérarchisation des matières, hiérarchie exacerbée chez nous. Mais par contre avec cette prolongation à 18 ans, d’une certaine manière il poursuit la massification alors que François Dubet pense au contraire qu’il faut arrêter sa poursuite (toujours plus et plus longtemps).

Jean-Pierre Véran, formateur, expert associé France Education International (CIEP), membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université, s’interroge : « Se rassembler pour l’Ecole, mais pour quelle Ecole ? »[5]. La question existentielle de l’école se pose aujourd’hui brusquement par deux actualités bien différentes : les crimes terroristes contre deux enseignants Samuel Paty et Dominique Bernard, qui mettent à bas l’illusion de la sanctuarisation de l’école, d’une part et d’autres part les cris d’alarmes concernant la baisse importante du recrutement des personnels éducatifs mettant en péril le renouvellement de ce personnel. Si donc il est urgent de défendre l’école, il ne s’agit pas de défendre l’école actuelle selon Jean-Pierre Véran, mais bien de « remette en question les modalités actuelles de travail scolaire, d’évaluation et d’examen, comme les modalités du travail éducatif, jusqu’ici parent pauvre du travail pédagogique et didactique. »  Et « Renouveler radicalement l’Ecole pour sortir de l’ornière est incompatible avec les éléments de langage des discours portés par toutes celles et ceux qui tirent avantage du maintien du statu quo ante, au prix d’une énième réforme cosmétique, parce qu’ils sont du bon côté de la barrière. »

Le collectif Langevin Wallon veut en finir avec une politique qui « donne un air de justice à l’inégalité »[6]. Pour lui, il est clair que « le constat est connu depuis les années 1970 : l’origine sociale est la dimension qui pèse le plus sur les trajectoires scolaires ? » Cette dimension sociale est maintenant largement reconnue grâce notamment à la publication par le ministère lui-même des indices de position sociale (IPS) attribués aux lycées, et David Descamps,  Docteur en sociologie. Chercheur associé au Clersé, Université de Lille et  Martin Siloret,  Chercheur associé au laboratoire Arènes, Université Rennes 2, en tirent quelques conclusions[7] : « Tous ces éléments confirment que la co-existence d’établissements publics et privés contribue de manière structurelle à la ségrégation socio-scolaire qui frappe les lycées généraux et technologiques. Mettre ainsi en évidence l’intérêt que trouvent les familles les mieux dotées à opter pour le privé permet par ailleurs de saisir une source clef des résistances rencontrées par toutes les tentatives visant à renforcer la mixité sociale des établissements scolaires. Et de pointer indirectement le rôle du politique dans la ségrégation qui les affecte. »

Résistances politiques

Autrement dit on peut formuler des projets de réforme profondes de l’école défendant les valeurs communes, faut-il encore qu’elles soient acceptées par les acteurs. On a vu dans notre histoire comment un projet réduisant la distinction public-privé provoquât une opposition massive. Le projet de loi Savary d’un grand service public de l’éducation fut abandonné suite à une grande manifestation à Paris le 24 juin 1984 qui rassembla « deux millions de personnes selon les organisateurs, et 850 000 selon la police »[8]. Si cette dualité permet la sauvegarde des intérêts particuliers, il faut noter qu’en France le privé ne désigne pas nécessairement le « marchand ». La majorité de ces établissements relèvent de divers réseaux cultuels et en particulier du réseau catholique (dont l’idéologie est marquée par la fraternité…).

On repère également des tendances générales à l’international.

L’enseignement devient un espace d’investissement de capitaux de plus en plus importants. Les familles investissent de plus en plus pour assurer la réussite de leurs enfants permettant ainsi le développement d’un secteur marchand en pleine expansion. Et parfois, les états favorisent ce phénomène. On connait depuis longtemps le développement en Corée du sud des établissements préparant à l’examen en plus de l’enseignement normal. Mais plus récemment, la Suède a développé volontairement un secteur privé, et a régressé également dans les résultats PISA[9]. Le système des chèques scolaires qui s’est introduit dans de nombreux pays a favorisé l’essor d’une privatisation de l’enseignement.

Une autre explication de la dégradation de l’école dans le monde réside sans doute dans le cercle vicieux qui s’est installé entre mauvaises conditions de  travail et baisse du recrutement des futurs enseignants un peu partout dans le monde. Au Québec, les enseignants s’engagent dans une longue grève sans aucun doute. L’emprise du New Public Management a ouvert une autre brèche de dégradation de l’école : la réduction du temps de formation et donc de qualification des enseignants à qui on demande de plus en plus d’exécuter, de reproduire les « bonnes pratiques », oubliant que l’enseignement est d’abord un métier de conception, ce que André Tricot a rappelé dans une intervention au CICUR le 17 novembre[10].

Bernard Desclaux
Article publié sur le site : Le blog de Bernard Desclaux » Blog Archive » François Dubet, un retraité éclairant (educpros.fr)

[1] Les rendez-vous de l’orientation https://www.onisep.fr/sites-annexes/avenir-s/equipes-educatives/les-rendez-vous-de-l-orientation

[2] Claude Lelièvre, L’école obligatoire : pour quoi faire ? Une question trop souvent éludée, 2004, Editions Retz)

[3] Ivan Illich. Une société sans école, Paris, Seuil, 1971

[4] Rodrigo Arenas : Vers un « lycée unique » : https://www.cafepedagogique.net/2023/11/10/rodrigo-arenas-vers-un-lycee-unique-2/?fbclid=IwAR1BokLLyXuXkCv5Y82N4IJd3i2dJxLfiX9xPMYwp4z5NGbz9Mz9kucMVjU

[5] Jean-Pierre Véran. Se rassembler pour l’Ecole, mais pour quelle Ecole ? https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/101123/se-rassembler-pour-l-ecole-mais-pour-quelle-ecole

[6] Collectif Langevin Wallon. École : pour en finir avec une politique qui « donne un air de justice à l’inégalité » https://aoc.media/opinion/2023/11/09/ecole-pour-en-finir-avec-une-politique-qui-donne-un-air-de-justice-a-linegalite/

[7] David Descamps,  et  Martin Siloret. Lycées : le clivage public/privé, au cœur de la ségrégation scolaire. https://theconversation.com/lycees-le-clivage-public-prive-au-coeur-de-la-segregation-scolaire-215638

[8] Projet de loi Savary. https://fr.wikipedia.org/wiki/Projet_de_loi_Savary

[9] Système éducatif en Suède. https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_%C3%A9ducatif_en_Su%C3%A8de

[10] Les vidéos des interventions de la séance du 17 novembre 2023 : Quelles postures des acteurs de l’éducation pour une école adoptant une vision curriculaire ? devraient être mise en ligne prochainement. Voir https://curriculum.hypotheses.org/#rubrique2

Dernière modification le lundi, 20 novembre 2023
Desclaux Bernard

Conseiller d’orientation depuis 1978 (académie de Créteil puis de Versailles), directeur de CIO à partir de 90, je me suis très vite intéressé à la formation des personnels de l’Education nationale. A partir de la page de mon site ( http://bdesclaux.jimdo.com/qui-suis-je/ ) vous trouverez une bio détaillée ainsi que la liste de mes publications.
J’ai réalisé et organisé de nombreuses formations dans le cadre de la formation continue pour les COP, , les professeurs principaux, les professeurs documentalistes, les chefs d’établissement, ainsi que des formations de formateurs et des formations sur site. Dans le cadre de la formation initiale, depuis la création des IUFM j’ai organisé la formation à l’orientation pour les enseignants dans l’académie de Versailles. Mes supports de formation sont installés sur mon site.
Au début des années 2000 j’ai participé à l’organisation de deux colloques :
  • le colloque de l’AIOSP (association internationale de l’orientation scolaire et professionnelle) en septembre 2001. Edition des actes sous la forme d’un cd-rom.
  • les 75 ans de l’INETOP (Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle). Edition des actes avec Remy Guerrier n° Hors-série de l’Orientation scolaire et professionnelle, juillet 2005/vol. 34, Actes du colloque : Orientation, passé, présent, avenir, INETOP-CNAM, Paris, 18-20 décembre 2003. Publication dans ce numéro de « Commentaires aux articles extraits des revues BINOP et OSP » pp. 467-490 et les articles sélectionnés, pp. 491-673
Retraité depuis 2008, je poursuis ma collaboration de formateur à l’ESEN (Ecole supérieure de l’éducation nationale) pour la formation des directeurs de CIO, ainsi que ma réflexion sur l’organisation de l’orientation, du système éducatif et des méthodes de formation. Ce blog me permettra de partager ces réflexions à un moment où se préparent de profonds changements dans le domaine de l’orientation en France.
Après avoir vécu et travaillé en région parisienne, je me trouve auprès de ma femme installée depuis plusieurs années près d’Avignon. J’y ai repris une ancienne activité, le sumi-e. J’ai installé mes dernières peintures sur Flikcr à l’adresse suivante : http://www.flickr.com/photos/bdesclaux/ .