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Le recours à des pratiques culturelles qui peuvent aller du spectacle vivant à la production numérique en passant par des images animées peut se faire de différentes façons. Il peut s’agir de présenter une création artistique, dessin, photos, film, susceptible de déclencher une réaction auprès du public, de façon plus provocante qu’un message simplement informatif, ou mettre en scène une situation dont le public sera spectateur. Il peut s’agir de mettre le public cible en situation de création et lui donner les moyens de questionner ses représentations en utilisant un médium, dessin, théâtre, photos, images animées, production numérique dont il est lui-même l’auteur.

Pourquoi faire appel à des techniques créatives et en particulier numériques en Education pour la Santé (EPS) ?

Plusieurs séries de raisons peuvent être invoquées dont les 3 principales 

- Une baisse d’intérêt devant les messages injonctifs traditionnels, plus particulièrement lorsqu’on aborde des sujets complexes comme les addictions ayant des composantes somatiques, psychologiques, sociales, environnementales.

- Une certaine conscience des acteurs d’EPS de la nécessité de mieux entrer en dialogue avec les représentations profondes des publics. Il s’agit plus spécifiquement de mettre en capacité les publics à intervenir de façon créative, en s’appuyant sur le monde qui est investi, par exemple les mangas pour les adolescents.

- La 3 ème série de raisons est inspirée de l’histoire de l’éducation populaire. Elle doit beaucoup à la réflexion menée par Paolo Freire au Brésil sur la pédagogie de l’opprimé. Il s’agissait alors par le biais du théâtre, de redonner confiance dans leur propre parole à des communautés opprimées. Cette analyse et cette méthode sont à l’origine du théâtre forum, popularisé en France par Augusto Boal. En EPS ces techniques ont été particulièrement mobilisées pour toucher des publics difficiles.

Les pratiques créatives mettent en présence des acteurs extrêmement différents, divers :

Soignants, artistes, éducateurs populaires, éducateurs pour la santé, bailleurs de fonds, c’est-à-dire administrations déconcentrées ou décentralisées, différents acteurs aux logiques différentes.

Une multiplicité d’acteurs et de pratiques, pour quelle hybridation ?

Quelles approches ? Quelle forme de prévention ?

Un exemple d’utilisation d’objet culturel ayant recours à des pratiques numériques, le DEA Dispositif Expériences Animées a été mis en place de 2019 à 2022, dans dix établissements de la Charente dans le champ de la prévention des conduites addictives en milieu scolaire.

Particulièrement investis à l’adolescence, les outils numériques et les objets culturels sont des supports identificatoires qui participent notamment à la construction de soi et à la différenciation d’avec les autres(générations, pairs). Dans l’enseignement, l’éducation, la prévention et le soin, quelle place faire à ces objets, ces outils ?

Dans le soin, l’art thérapie vise à mettre les publics en situation de récupérer du bien-être.

Peut-on imaginer des pratiques artistiques créatives plus spécifiques pour les adolescents en prévention et promotion de la sante ?

Une approche nouvelle a été développée par une psychologue clinicienne, Nathalie Petit.

Lors d’un colloque à Angoulême le 5 mai 2023, elle a pu présenter les premiers résultats. Ce projet est soutenu par l’ARS et la coordination régionale addiction Nouvelle Aquitaine.
Une évaluation est en cours, sur « les conditions dans lesquelles ça marche », « les fonctions clefs de l’intervention ». Il s’agit d’une évaluation « réaliste » mise en œuvre par l’INSERM PHARES axe méthodes en recherche interventionnelle en Santé des populations (recueil de données qualitatives et quantitatives) et une recherche en psychologie clinique: Thèse de Nathalie Petit dirigée par Marion Haza Pery Université Paris Cité, laboratoire Psychologie clinique, psychopatho et psychanalyse EA 4056.

Pourquoi privilégier ces approches auprès des adolescents ?

Il s’agit d’abord de partir de là où en sont les adolescents, au plus prés de ce qu’ils vivent. Il importe dans ce dispositif DEA de ne pas délivrer un programme standardisé mais d’avancer par hypothèses, avec les membres de la communauté éducative.

Il s’agit de prendre en compte « la singularité du travail psychique que les adolescents ont à accomplir : s’approprier les changements corporels, et les questionnements en lien avec la sexualité, se détacher des figures parentales, construire son identité à travers les nouvelles relations interpersonnelles, se créer soi-même… ».


Quelle place alors pour les productions culturelles numériques ? Hybridation ou distanciation ?

Education et numérique, c’est une affaire de liens, le numérique est un pharmakon, il peut être un remède ou un poison, un mode de relation aux autres où on « navigue » entre déliaison et subjectivation.

Dans DEA, il a été demandé à des étudiants EMCA, Ecole des Metiers du Cinéma d’Animation d’Angoulême des courts-métrages (1à6mn) des pitches réalisés spécifiquement pour le dispositif DEA.
Ce ne sont pas des films de prévention qui sont attendus, ni des films didactiques ou pédagogiques, ce sont des films d’auteurs, et ce point est important.

Dans le champ des conduites addictives, l’auteur peut projeter ses préoccupations, ce qui le fait souffrir, ce qui est source de plaisir, de déplaisir, ce qui l’interroge …et ces productions sont soumises ensuite à des groupes d’adolescents plus jeunes.

Comme le présente Nathalie Petit, « ces films possèdent les qualités d’émouvoir, d’activer l’imaginaire, de mettre en mouvement une pensée, de questionner, d’intriguer, de communiquer avec l’inconscient, de soutenir le travail de symbolisation. »

Les groupes adolescents plus jeunes se regardent eux-mêmes dans cette création qui leur est adressée. Ils construisent, déconstruisent, s’approprient…
Ils témoignent de leur monde interne sans y être confrontés directement. Ils parlent de leurs expériences personnelles, expriment ce qui les affecte et tentent d’y donner un sens avec le groupe et par le groupe. Il peut ainsi s’opérer une certaine distanciation du fait de la nature de la médiation.

L’utilisation de l’objet culturel numérique dans cette perspective vise plus une distanciation qu’une hybridation.

Des ateliers de projection et d’échanges sont mis en place en lien avec l’éducation nationale:

3 séances annuelles d’une heure, de la 5éme à la 3éme et de la seconde à la terminale.

3 adules : 2 animateurs et un membre de la communauté éducative.

La consigne : Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Les échanges sont confidentiels.
Les questions sont ouvertes : quelles sont vos impressions, qu’avez-vous ressenti ? Qu’en pensez-vous ? qu’avez-vous compris ? Que voulez-vous en dire ?

Des séances de concertation avec les professionnels des établissements qui participent aux ateliers sont aussi mises en place.
Il est important de souligner la posture en creux, d’accueil et de réception, des professionnels formés au suivi de ce dispositif.

Ce n’est pas une posture interprétative, elle ouvre un espace, laisse place à l’expression de la créativité psychique des adolescents. Elle réfléchit au groupe et aux sujets, quelque chose de leur état et y porte un intérêt.

En termes d’évaluation, question récurrente en EPS, peut-on porter un jugement sur l’efficacité de cette forme d’utilisation d’objets culturels numériques sur la modification des comportements de prévention en santé ?
Ces jeunes adolescents vont-ils modifier leur comportement concernant les conduites addictives ? Ne pas entrer dans des consommations à risques ou s’ils y sont déjà, modifier leur comportement en termes de réduction des risques ?

Disposer de mesures d’efficacité des pratiques créatives ne va pas de soi.

Et quelle place laisse-t-on alors à l’irrésolution humaine ? N’est-il pas utopique ou peut être dystopique d’imaginer que ces moments qui peuvent susciter de par le médium utilisé une émotion passagère peuvent aussi intervenir pour modifier de façon durable un comportement ?

Disposer de pratiques créatives dont on sait au départ avec certitude ce qu’elles vont inspirer chez les personnes pourrait s’apparenter à de la manipulation.
Plutôt que d’hybridation, il semble nécessaire dans ce projet de redonner confiance aux adolescents en leur propre parole, leur degré de liberté, leur prise de distance vis-à-vis des comportements addictifs, y compris leur addiction potentielle vis-à-vis de l’utilisation des écrans.

Dernière modification le samedi, 15 juillet 2023
Valadie-Jeannel Martine

Docteur en médecine, diplomée de CESAM, CES de Médecine du Travail, CES de Médecine Aéronautique, DU Ergonomie, Capacité d’Addictologie clinique, Médecin spécialiste qualifiée en Santé publique