C’est à un nouvel exercice de la citoyenneté que l’on assiste là : l’individu n’accepte plus d’être représenté par qui que ce soit.
Ce n’est pas « ni dieu, ni maître », c’est ni élu, ni délégué, ni représentant, ni même porte parole.
C’est : " je ne reconnais à personne le droit de parler à ma place ".
La question n’est pas de savoir si une telle attitude est légitime ou pas mais il va sans dire que cela bouleverse complètement la donne démocratique à tel point que nul ne sait actuellement les répercussions que ce changement de paradigme peut avoir sur nos institutions. En tous cas, pour l’instant, cela empêche les pouvoirs publics d’un côté et les " gilets jaunes " et " stylos rouges " de l’autre d’interagir ne serait-ce que pour entendre et examiner des revendications. Les uns réclament des interlocuteurs qualifiés, les autres se refusent à en désigner et ne reconnaissent pas ceux qui s’auto désignent.
Le changement de paradigme dont il est question ici est rendu possible par le numérique et le mode de développement qu’il fournit aux réseaux.
Comme l’écrit Nicolas Colin* dans sa chronique au monde du 12 décembre : " Le numérique permet aux individus d’affirmer leur différence tout en se connectant les uns aux autres en réseau ". En réalité ce n’est pas tout à fait le réseau qui construit la force des " gilets jaunes " et " stylos rouges ", c’est la nouvelle mise à disposition de " Facebook " ou autre réseau social : le groupe. Le groupe, mieux que le réseau, apporte la reconnaissance par le nombre de membres, la cohésion même si elle est artificielle, la cohérence même si elle est illusoire.
Le groupe tel qu’il est conçu par les médias sociaux permet l’expression individuelle tout autant que le réseau et assure une puissance supérieure. Ce n’est pas par hasard que c’est l’outil fondamental des " gilets jaunes " et " stylos rouges ".
Ainsi le groupe sert à la fois de lieu d’expression, d’outil de communication et de média, puisque les médias traditionnels sont rangés au même rang que les institutions avec la conviction qu’ils sont au service de ces dernières.
Le mérite incontestable de cette révolution numérique au service de la révolte des ronds points est qu’elle libère la parole. Sa faiblesse tout aussi incontestable est qu’elle ne contribue en rien à la construction d’un consensus ou, à tout le moins, d’un fait majoritaire. Elle peut même favoriser et justifier un " entre soi " quitte à l’étayer par des rumeurs mais en contre partie elle atteste l’appartenance à une communauté qui rassure.
Comment vont se résoudre à l’avenir les tensions dont nous voyons actuellement les prémices ?
Il est évidemment trop tôt pour le dire. Pourtant, indissociable de la notion même de démocratie, il y a le débat ; on parle d’ailleurs de débat démocratique même si cela est un pléonasme. C’est plus qu’un outil, c’est un état d’esprit et c’est un concept. Au demeurant, c’est d’un grand débat national dont on parle en ce début d’année pour résoudre la crise actuelle et, au vu des réactions de certains protagonistes, l’idée ne semble pas faire consensus.
Alors, sans doute, va-t-il falloir réhabiliter le débat, créer des espaces de débat, apprendre à nouveau le débat et l’école aura inévitablement un rôle à jouer pour bâtir une nécessaire instruction démocratique.
C’est un préalable à toute évolution de la pratique de la démocratie et de la citoyenneté. Même si l’on sait déjà qu’à ces deux substantifs il convient d’accoler l’adjectif numérique, les médias sociaux ne suffiront pas.
*Nicolas Colin est enseignant à la chaire : Technology, governance and institutional innovations à l’école d’affaire publique de Sciences Po Paris.
Dernière modification le jeudi, 10 janvier 2019