Nombre de pays sont aujourd’hui soumis à un double défi : comment rester en lice dans la compétition internationale tout en préservant une réelle équité au sein de leur population ? L’éducation est l’une des clés pour y répondre et apparaît comme un gage pour l’avenir.
Alors que les systèmes éducatifs dans les pays développés sont parvenus à scolariser la quasi-totalité de leur population entre 6 et 16 ans, la question majeure ne concerne plus la quantité d’éducation. Elle renvoie davantage à analyser la « démocratisation qualitative », puisque les questions d’accès à l’école semblent, pour l’essentiel, résorbées.
En d’autres termes, puisque la scolarisation universelle est acquise dans un pays développé comme la France, il ne s’agit plus d’analyser les inégalités comme des écarts de scolarisation entre différents groupes, mais plutôt d’étudier les écarts de performance, notamment à partir des évaluations internationales consacrées aux acquis des élèves.
De quelles inégalités parle-t-on ?
Comment mesurer les inégalités au sein des institutions éducatives ? Dans le sillage du sociologue Christopher Jencks, nous pensons qu’il ne s’agit pas tant de supprimer intégralement les inégalités que d’en diminuer la gravité. C’est la raison pour laquelle nous menons actuellement des recherches sur le « prix des inégalités scolaires », afin d’évaluer la singularité de la France par rapport à des pays présentant un profil analogue.
En calculant les écarts de trajectoire entre la France d’un côté et ceux des autres pays développés de l’autre, notre ambition est de mesurer une potentielle divergence de la trajectoire française. En somme, les inégalités éducatives existent dans tous les pays, mais sont-elles plus fortes en France que dans les pays similaires ?
Dans cette perspective, en regroupant les résultats des pays aux différentes enquêtes sur les acquis des élèves, comme l’enquête PISA, ou encore l’étude TIMSS centrée sur les maths et les sciences par exemple, nous développons une base de données mondiale sur les inégalités scolaires. Le but est de comparer la qualité des systèmes éducatifs avec leur degré d’inégalités, tout en prenant en compte leurs évolutions.
Notre mesure des inégalités s’effectue principalement par le calcul des écarts entre les plus riches et les plus pauvres (mesurée ici par le biais d’un indice socio-économique et des différences entre quartiles). Ce faisant, et en comparant la qualité des systèmes éducatifs avec le degré des inégalités, plusieurs catégories de pays apparaissent.
Cette comparaison souligne d’ailleurs qu’il reste possible d’allier une qualité des systèmes éducatifs élevée avec un degré d’inégalités faible. Un grand nombre de pays parviennent à ce résultat : de façon contre-intuitive, c’est le cas de la plupart des pays anglo-saxons, pourtant réputés pour avoir de fortes inégalités.
Ainsi, le Royaume-Uni, l’Irlande, le Canada ou encore les États-Unis parviennent à faire atteindre à leur population un standard minimum sur le plan des compétences scolaires, tout en réduisant significativement les écarts entre les plus riches et les plus pauvres. Quant aux pays du sud de l’Europe, comme l’Espagne ou l’Italie par exemple, ils affichent un niveau faible d’inégalités, mais leur performance est au-dessous des autres pays riches.
À l’inverse, d’autres pays semblent souffrir d’un double déficit. C’est le cas de la France, mais aussi de l’Allemagne ou de la Belgique. Sur le plan de la qualité de l’éducation, dans notre base de données, le score moyen de la France est ainsi de 495 points seulement, contre près de 530 points pour le Canada. Cette différence peut paraître faible, mais elle représente en réalité près d’une année scolaire de différence. L’écart entre la France et le Japon est encore plus grand et renvoie à un écart de plus de deux années scolaires.
Dans le classement des inégalités au sein des pays de l’OCDE, la France se situe ainsi en première position. Le degré d’inégalités en France est quasiment le double de celui du Canada et s’élève à près de 100 points (contre 55 points pour le Canada). Si l’on suppose que 30 points représentent l’équivalent d’une année d’études dans le secondaire, cela signifie qu’en France, les plus riches ont une avance de plus de 3 années scolaires sur les plus pauvres.
En France, des inégalités qui se renforcent au fil du temps
Les inégalités, inacceptables sur le plan sociétal, ont aussi un coût économique. Nous utilisons, comme mesure de ces inégalités, l’écart qui existe entre les élèves issus de familles avec un niveau socio-économique élevé et ceux issus de familles avec un niveau faible.
Sous l’hypothèse de méritocratie pure, les compétences d’un individu ne devraient, bien sûr, pas être liées au niveau socio-économique de ses parents, mais plutôt à ses capacités cognitives, son goût pour le travail, et d’autres facteurs propres à l’éducation.
Pourtant, les inégalités ont tendance à se renforcer au fil des niveaux scolaires. De plus, le degré d’inégalités augmente aussi dans le temps : il passe de 80 points à 115 points au secondaire entre 1970 et 2020. Le système éducatif ne parvient ainsi ni à effacer les inégalités lors des premières années d’étude (au primaire), ni à les réduire (passage du primaire au secondaire), ni même à les diminuer depuis les années 1970.
Une explication plausible de ces fortes inégalités renvoie régulièrement à la diminution de la mixité sociale dans le système éducatif. Une autre évoque fréquemment la stratégie de sélection des écoles par les parents. Mais, qu’en est-il de la perte économique générée par ces inégalités ?
Un impact sur l’activité économique
Il apparaît important de mesurer le coût économique de ces inégalités pour la nation. Imaginons deux élèves qui entrent en classe de CP et qui poursuivent leurs études. Si, du fait des inégalités, les résultats scolaires des élèves ne sont pas le reflet de leurs réelles capacités et de leurs efforts, alors l’économie perdra fatalement des ressources futures.
En ciblant uniquement les élèves issus des familles les plus « pauvres », nous trouvons que le gain économique est substantiel : si, dès 1970, une politique de discrimination positive avait comblé l’écart entre les deux groupes aux deux extrêmes de l’échelle socio-économique, nous aurions augmenté le PIB de 295 milliards d’euros en 2020. Ceci représente un gain de 0,5 % du taux de croissance de l’économie française. Ce gain peut paraître faible, mais représenterait en réalité un quasi-doublement de la croissance prévue pour 2024.
Dit autrement, en France, le haut niveau des inégalités éducatives a, depuis 1970, engendré une sorte de « pause économique » d’environ 18 mois, alors que d’autres pays continuaient à produire. Si l’on conserve à l’esprit les conséquences économiques du confinement dû à la pandémie du Covid-19, il est aisé de comprendre l’impact colossal que les inégalités éducatives ont sur l’activité économique.
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Il nous apparaît ainsi primordial de placer la lutte contre les inégalités scolaires comme une priorité nationale. Non seulement cette action est basée sur le principe d’égalité qui prévaut dans notre démocratie, mais elle permettrait de surcroît de générer une croissance économique plus solide et par là même de contribuer à prévenir, si ce n’est à résorber, les problèmes liés à la dette publique. À l’heure des économies budgétaires, investir dans l’éducation s’avère être une décision politique à la fois ambitieuse et délibérément soucieuse d’un avenir propice à la France.
Nadir Altinok, Maître de conférences en économie, Université de Lorraine et Claude Diebolt, Directeur de Recherche au CNRS, UMR BETA, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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Dernière modification le mardi, 19 novembre 2024