D’après les auteurs, interrogés sur le site d’ESF, une politique curriculaire permet de penser une cohérence de ce qui est à enseigner, mais aussi à le définir à partir du sens qu’il peut avoir pour les élèves. « A quoi ça sert ? » est bien la question que l’on entend le plus souvent à l’école, si on veut bien écouter ls élèves.
Mais cette question n’est pas uniforme socialement. A quoi ça sert n’a pas la même dimension temporelle pour les uns et pour les autres. Certains, ayant le temps, peuvent se permettre d’accepter le simulacre scolaire et l’abstraction des savoirs scolaires, la plus part du temps présentés comme des savoirs à accepter tel que. On rejoint ici la théorie des codes sociaux et éducationnels et de leurs effets sur la reproduction sociale du sociologue britannique Basil Bernstein (3).
Dans le Café pédagogique, pour les auteurs « Le système d’évaluation, ancré dans l’imaginaire collectif, paraît « juste » alors que la docimologie établit depuis longtemps qu’il souffre de nombreux biais. » La critique de la notation revient régulièrement dans l’actualité, cette critique ayant été inaugurée par les travaux de recherches d’Henri Piéron, le père de la docimologie dans les années 20 du siècle précédent. Parmi tous les biais étudiés, il y a bien sûr les effets des catégories sociales sur la distribution des valeurs scolaires. La notation, mais sans doute comme n’importe quel système humain d’évaluation est dépendante des représentations sociales, des préjugés, des projections inconscientes.
En France, la notation n’a jamais été une pratique pédagogique, mais une pratique institutionnelle.
La notation est apparue pour s’opposer aux privilèges sociaux justifiant le recrutement dans les grandes écoles au XVIIIe siècle. Elle est ensuite adoptée pour l’attribution du baccalauréat. C’est ainsi qu’elle s’infiltre dans tous le secondaire. C’est également à partir de l’attribution du certificat d’études primaires qu’elle se généralise (sur la base 10) dans l’ordre primaire. Dès 1890, la notation a justifié le passage en classe supérieure, ancêtre des procédures d’orientation. Aujourd’hui, les décisions d’orientation, depuis 1969, ne se prennent plus sur le critère unique de la notation, mais sur des « jugements », des appréciations du conseil de classe. Aucune normes explicites ne sont établies (4).
Charles Hadji, dans ses notes, indique que « les auteurs proposent de remonter à une cause profonde, qui est l’existence d’un « imaginaire collectif français dominant en matière d’éducation » (p. 16). Cet imaginaire, « source d’illusions », articule quatre croyances majeures : croyance en l’efficacité de la méritocratie républicaine ; croyance en la positivité d’un système de formation permettant à chacun de trouver sa juste place ; croyance en la fiabilité et en la justesse des évaluations scolaires ; croyance au caractère incontestable des savoirs diffusés. » A ces croyances Champy et Gauthier ajoutent « plusieurs pièges : piège de la compétition méritocratique ; piège du système de notation servant à classer plus qu’à évaluer ; piège de la pseudo « liberté pédagogique » des enseignants ; piège de l’attachement à une discipline. » En quelques pages les auteurs dressent un portrait de cette idéologie qui organise notre système scolaire, mais pas que : cette idéologie est largement partagée hors de l’école, ce qui permet son acceptation.
Jean-Pierre Véran retient que « Trois idées maîtresses structurent la révolution curriculaire proposée : définir les finalités de l’éducation, privilégier l’idée que l’Ecole est là pour éduquer, proposer des enseignements qui motivent durablement les élèves en faisant sens pour eux. »
Claude Lelièvre, en historien, attire l’attention sur « Le passage placé au milieu de leur ouvrage (pages 38-39) est essentiel si l’on veut identifier ce qui leur apparait décisif à saisir. « Il n’est pas possible d’ignorer l’héritage comme on le fait. On peut dire en un grand raccourci que l’Ecole en France est héritière d’une école catholique qui visait essentiellement la conversion des âmes, leur instruction dans l’histoire sainte et l’assimilation du dogme. De là, provient cette ancienne tradition d’une Ecole qui ne s’intéresse pas vraiment à la vie en ce monde , ni à y préparer les esprits, puisqu’il s’agit surtout de se préparer à l’autre monde […] . Et si l’on s’imagine qu’il s’agit d’histoires bien anciennes et que les Lumières ont changé la donne, on se trompe ! […]. On enseigne la science essentiellement pour émanciper l’individu victime de tous les préjugés et de toutes les erreurs dans lesquelles l’obscurantisme, notamment religieux, le plonge. Emanciper ? C’est le mot et c’est intéressant : il s’agit encore de convertir […]. Denis Meuret a clairement opposé ce qu’il appelle le « décillement », l’action d’ouvrir les yeux d’un jeune oiseau, par lequel il nomme l’entreprise d’éducation »à la française », telle que défendue par le sociologue Emile Durkheim ; et « l’empowerment » par lequel, dans l’esprit par exemple du penseur états-unien John Dewey, l’éducation propose aux élèves de son pays essentiellement de s’équiper pour se frotter au monde et à la société » . »
Cette racine catholique, institutionnelle est sans doute fondamentale pour comprendre le fonctionnement de notre système qui, au fond cherche à sauver, malgré eux, les élèves. Cette volonté éducative, basée sur le « je sais mieux que toi ce qui est bon pour toi » est au fondement du pouvoir d’orienter au sein du système scolaire.
Et je retombe, bien sûr, sur la question de l’orientation telle qu’elle est organisée en France dans notre système scolaire.
Deux points à relever, sur lequel il faut insister.
L’orientation, telle qu’elle se trouve organisée, en France, attribue aux enseignants de l’élève le pouvoir de le juger. L’élaboration n’a en fait aucun cadrage formel. La combinaison des subjectivités en conseil de classe ne peut assurer l’objectivité du jugement.
Mais ce jugement n’est pas qu’une appréciation, une évaluation de l’élève, il a une conséquence institutionnelle, il modifie le statut de l’élève : il l’autorise ou non à passer dans une autre classe. Dans le webinaire des Cahiers pédagogiques, Roger-François Gauthier indiquait la différence avec l’Italie, ou les enseignants jugent bien sûr leurs élèves, mais, ceux-ci avec leur famille décident de la suite de leur parcours. Là-bas, si l’Etat se doit d’être éducateur il ne peut être décideur.
Ceci suggère qu’il ne s’agit donc pas seulement de définir un curriculum pour changer l’école, il faut également en modifier son fonctionnement, profondément.
Bernard Desclaux
Article publié sur le site : https://desfoor14030822.wordpress.com/2022/10/17/publication-de-rentree-le-poids-de-96-pages/
[1] Desclaux Bernard, Nos procédures d’orientation pas si évidentes, https://desclauxbernard.fr/2022/10/05/nos-procedures-dorientation-pas-si-evidentes/
[2] Sur le blog d’ESF. Contre l’école injuste : entretien avec Philippe Champy et Roger-François Gauthier (esf-scienceshumaines.fr)
Philippe Champy et Roger-François Gauthier : Contre l’école injuste ! http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2022/09/30092022Article638001135513477473.aspx
(Note de lecture rédigée par Charles Hadji, Professeur honoraire de l’Université Grenoble Alpes) sur le site de Philippe Meirieu http://www.meirieu.com/COMPTE-RENDUS_OUVRAGES/hadji_ecole-injuste.pdf
Jean-Pierre Véran. Pour en finir avec l’école injuste, repenser les savoirs scolaires. https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/220822/pour-en-finir-avec-l-ecole-injuste-repenser-les-savoirs-scolaires
Claude Lelièvre, Historien de l’éducation. « Contre l’Ecole injuste ! » https://blogs.mediapart.fr/claude-lelievre/blog/050922/contre-lecole-injuste
Contre l’école injuste. Débat éducatif sur le livre de Roger-François Gauthier et Philippe Champy : contre l’École injuste. https://www.youtube.com/watch?v=4emgvpDxX1Y&t=2346s
Morandi Franc. Contre l’école injuste : Questionner l’imaginaire scolaire, discerner les pièges et repenser les savoirs. https://educavox.fr/formation/analyse/contre-l-ecole-injuste-questionner-l-imaginaire-scolaire-discerner-les-pieges-et-repenser-les-savoirs
[3] Alan R. Sadovnik. BASIL BERNSTEIN (1924-2000). Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXXI, n° 4, décembre 2001, p. 715-731. http://www.ibe.unesco.org/sites/default/files/bernsteinf.pdf#:~:text=Basil%20Bernstein%2C%20professeur%20%C3%A9m%C3%A9rite%2C%20chaire%20Karl%20Mannheim%20de,pionnier%20durant%2040%20ans%20nous%20a%20permis%20
[4] Voir ma conférence lors du Séminaire GREO 30 sept 22 Bernard Desclaux https://www.youtube.com/watch?v=phnwUb3i2n8&t=2s
Dernière modification le vendredi, 21 octobre 2022