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"Le "numérique" a beau être un ensemble de technologies, équipements, pratiques et usages, cultures, pratiquement impossible à définir, force est de constater qu’il semble arriver à l’âge de la maturité.Mais derrière cette apparente stabilisation, le bouillonnement continue en coulisse. Après le « Techlash », la GAFAMisation du web, les acteurs de la tech s’activent dans de multiples directions, avec l’ambition inchangée de changer le monde et la société". Organisé par Educ@tech Expo un Grand Débat - Métavers ou « low tech » a été organisé le jeudi 1er décembre. Quelques réponses avant la publication de cette table ronde à quelques questions dans un monde à imaginer...

Educ@tech : Avant de regarder vers le futur et de libérer des imaginaires, il faut comprendre le passé. Avec le recul que nous avons aujourd’hui, qu’est-ce que le numérique a fait à l’École ?

Tout d’abord, à l’avènement du numérique dans nos sociétés, nous n’avons pas anticipé : le fait de ne pas anticiper a laissé les entreprises se développer sans perspective sur les impacts qu’ils soient économiques, culturels, sociétaux et cela à l’échelle planétaire et a échoué à garantir les libertés fondamentales du vivant, et également sur les protections des individus en ligne.

Cela a créé un malaise profond et l’idée qu’au fond nous n’avons plus de maitrise. Nous avons perdu nos Boussoles.

Ce que le numérique a fait à l’école ?

L’école a subi ce manque d’anticipation, d’autant que le numérique, est « un fait culturel global, total dans nos sociétés » -Je cite Jean-François Cerisier, Professeur de sciences de l’information et de la communication, Vice-président de l'Université de Poitiers et directeur du laboratoire Techné-

Ce numérique qui transforme nos modes de communication, nos modes informationnels, nos modes d’accès aux savoirs, s’est heurté à nos conceptions de l’école « sanctuaire » « protégée du monde extérieur ».

Cette perception de l’école ne permet pas toujours la confrontation directe aux paradoxes de notre temps et aux violences désormais visibles au quotidien, ainsi qu’aux canaux d’expression désormais ouverts et non protégés particulièrement, avec le smartphone et les réseaux sociaux, et cela, hors des champs d’éducation. 

De plus, le numérique fait craqueler la notion de hiérarchie.

L’école et les personnels d’éducation longtemps dépositaires des informations sur les connaissances et leur transmission, se sont trouvés mis en concurrence avec les propriétaires des structures du numérique qui produisent et diffusent les informations : progressivement cette mission de l’école s’est trouvée marginalisée. Aujourd’hui, des interactions fortes entre tous les acteurs reconstruisent une école, autrement.

Educ@tech : Quelle place prend cette école dans la société aujourd’hui, comment a-t-elle évolué au cours de l’adoption du numérique, depuis une trentaine d’année que l’An@é, l’asso que vous avez cofondé, existe et observe ?

Nous l’observons depuis 25 ans, en effet, et tout d’abord, il a apporté des doutes, des refus, puis il a entrainé des prises de conscience et des expériences, à différentes échelles, impulsées par le développement économique puis par l’approche sociétale et ludique des entreprises de communication ou des entreprises technologiques. Ensuite, le smartphone, la dématérialisation en route, les réseaux sociaux, les expositions aux cyber risques, et plus récemment les promesses (ou les mythes) de l’intelligence artificielle et du métavers, ont accentué tous les développements.

Le numérique a imposé les infrastructures, les équipements, modifié le domaine des ressources, les formations, l’approche des métiers, a développé les protections sur les données, modifié la forme scolaire. Tout se modifie, encore progressivement, de manière encore inégalitaire, même si la crise sanitaire a accentué le sursaut.

Le numérique apporte une approche multidisciplinaire, une nouvelle manière d’aborder les relations, les savoirs, mais aussi les élèves, et la communauté éducative toute entière.

Nous commençons, avec beaucoup (trop) de retard, à prendre conscience de l’urgence climatique et environnementale. Et au rôle croissant des technologies numériques dans cet impact (matière première, énergie, eau, consommation accrue générée via la publicité numérique).

Educ@tech : Qu’est-ce que cette nouvelle donne change ou pas dans notre regard vis à vis de ce que l’on appelle le « numérique éducatif » ?

Les enjeux environnementaux et climatiques, sociétaux et humains sont des enjeux éducatifs donc ceux du numérique éducatif

Le numérique représente 2% des émissions de gaz à effet de serre de la France, un chiffre qui est susceptible de passer à près de 7% dans les années 2040 si rien n’est fait, selon les travaux d’une mission d’information sénatoriale.

Le Sénat a adopté le 2 novembre 2021 une proposition de loi créant un observatoire et visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France avec pour objet entre autres :

  • De faire prendre conscience aux utilisateurs de l’impact environnemental du numérique
  • De s’assurer que la formation comporte une sensibilisation à l’impact environnemental des outils numériques ainsi qu’un volet relatif à la sobriété numérique. »
  • De vérifier que les formations d’ingénieur comportent un module relatif à l’écoconception des services numériques et à la sobriété numérique. Recyclage, réemploi, reconditionnement, pratiques plus « responsables » … il en va de même pour l’impact environnemental des entreprises, des productions d’énergies, des déplacements, de toutes les consommations, des fabrications de vêtements et des déchets énormes en conséquence…

Nous assistons à une prise de conscience certes, à des mises en place d’initiatives associatives ou individuelles, d’entreprises, de solutions technologiques au service d’une réduction des effets, mais dans un monde qui affiche chaque jour des paradoxes et des comportements que nous avons beaucoup de mal à modifier.

Notre regard doit-il changer entre le tout numérique et le zéro numérique ?

Vivrions-nous sans le numérique aujourd’hui ? N’y a-t-il pas, avec le numérique, une manière de pratiquer ce qu’il y a de meilleur pour le développent humain de nos sociétés au profit d’une éducation pour toutes et tous, d’un accès à l’information, à la culture, à la démocratie ?

Notre société est une société de droit et le numérique doit répondre à ses règles.

  • D’où les réponses des politiques publiques notamment éducatives portées par tous les acteurs à tous les niveaux et dans tous les territoires.
  • D’où l’importance de l’éducation au, par et avec le numérique, qu’on peut qualifier de systémique, qui prend en compte tous les paramètres, incite et aide au développement de projets à l’échelle de chaque lieu d’éducation et de formation, qui démontrent et démontent les mécanismes afin que chacun s’en empare et propose des solutions ou participent à des actions de sensibilisation, de formation ou d’accompagnement.
  • D’où la nécessité d’évaluer les divers impacts, et d’apporter un partage d’analyses, de pratiques et d’outils.

La sobriété est certainement un objectif mais qui ne peut être réduit à une information, et dont les moyens ne peuvent être ni l’incantation, ni l’approche exclusive par les risques.

  • D’où la transversalité indispensable de l’éducation aux médias et à l’information et le développement de l’esprit critique.
  • D’où la nécessité d’une pédagogie qui s’inscrit dans les projets transdisciplinaires, culturels, les approches ludiques, la culture informationnelle, la culture du débat, la culture scientifique, technique et industrielle et qui favorisent les prises de conscience et la construction de réponses collectives.
  • D’où la nécessité également, d’une co-éducation, intergénérationnelle avec notamment l’émergence de la e-parentalité et des questions que se posent les parents.

Le numérique a fait émerger des aspirations individuelles inédites, mais si nos institutions fonctionnaient selon des principes dépassés, c’est la liberté individuelle qui risquerait de prendre le pas sur un travail collectif garant de la démocratie.

Éric Sadin, penseur spécialiste du monde numérique, a donné une perspective philosophique sur l’évolution des technologies depuis les années 2000 pour arriver au métavers et sur les risques que cela pourrait engendrer pour l’humanité, en créant une forme d’isolement collectif qui nous sédentarise de plus en plus en amenant le monde à nous et, éventuellement, en substituant à nos perceptions réelles des sensations virtuelles. https://www.educavox.fr/formation/analyse/l-intelligence-artificielle-ou-l-enjeu-du-siecle-anatomie-d-un-antihumanisme-radical

Anne Lehmans, Professeure en sciences de l'information et de la communication à l’INSPE Bordeaux, pose la question du surinvestissement dans les Intelligences Artificielles qui pourrait aboutir à « une plateformisation / autonomisation / hyper-individualisation de l’enseignement ».

Et Alain Jeannel, Professeur honoraire de l’Université de Bordeaux dans son article sur Educavox : « Le monde informationnel, impacts et enjeux pour l’éducation et la démocratie » écrit :  « Les intelligences artificielles comme produits d’une industrialisation, les investissements dans des techniques privilégiant la dématérialisation, la représentation numérisée des interlocuteurs aux dépens des relations présentielles, le financement de la construction mondialisée des systèmes pour collecter et diffuser les données de l’information,  sont des questions qui méritent débats et réflexions éthiques ».

 

Les enjeux environnementaux sont à l’échelle du monde. Les pollutions numériques, exploitation des minerais, fabrication et mobilité des équipements, la pollution des esprits, infobésité et fausses informations, cyber sécurité, prévalence de l’économie, lancent des défis à nos sociétés. Ce sont les mêmes questions qui impactent l’éducation avec leurs corollaires, enjeux d’égalité, de citoyenneté, accès à la connaissance et la formation, fonctionnement démocratique.

Avec le numérique, c’est un nouveau regard à apporter sur nos sociétés et sur l’école.

Educatech : Comment percevez-vous l’école du futur, l’école de 2100 ? À quoi ressemblerait cette école pédagogiquement, technologiquement, et quelle serait sa place dans la société et dans le monde ?

Nous avons besoin d’écouter certains prospectivistes pour imaginer nos futurs possibles.

Voici l’Homo Numericus décrit par Daniel Cohen. https://www.educavox.fr/accueil/breves/sapiens-et-numericus

Ainsi, avons-nous lu les ouvrages « Tous centaures. Eloge de l’hybridation » de Gabrielle Halpern et Vers l'Homme hybride ? de Joël de Rosnay (qui ont inspiré le thème du Forum Educavox qui aura lieu les 10 et 11 juin 2023 : Hybridation des cultures !)

L’humain ira-t-il dans le sens de l'utilisation de la liberté des humains pour ensemble, être capables de construire le futur que nous voulons plutôt que de subir le futur que certains nous imposent ?

Il faut rester curieux. Attentif et curieux. Toujours. Avec les innovations, avec les Ed Tech, les nouveaux modes de formation, dans les domaines professionnels, dans le domaine de la création low tech bien évidemment…et avec l’intelligence artificielle, la réalité virtuelle, la réalité augmentée, le métavers. Observer, évaluer les impacts, tous les paramètres et ne pas attendre les conséquences négatives pour réagir et les utiliser lorsque ces dispositifs ajoutent une plus-value !

D’autres domaines sont précurseurs, la santé, la sécurité, l’industrie… car l’école n’a pas de modèle économique qui soutient les innovations. Il faudra bien cependant imaginer et former aux métiers qui découleront de ces pratiques nouvelles. Donc, oser, anticiper !

Nous ne pouvons pas rêver d’un monde tout numérique…D’ailleurs le souhait généralement partagé est celui de la recherche de sens et de relations humaines.

L’école sera le reflet de ce que sera devenu l'humain...

Si nous favorisons l’individualisme ? L’école peut s’effacer !  

Version pessimiste : l'école est éclatée, les plateformes évaluent, classent, orientent des humains améliorés par les nanotechnologies et le génie génétique, les inégalités sont criantes, le collectif a cédé devant l'individualisme, des tribus sont constituées, les robots travaillent et l'humanité disparait dans un grand désordre écologique ...

 

Version optimiste ! La technologie soutiendra les objectifs que nous fixerons !

Et si nos temps sociaux, nos territoires de vie et nos mobilités, en s’interconnectant, créaient une nouvelle manière de vivre et de se réinventer ?

Et si nous entrions à présent dans nos imaginaires ?

...Voici le mien construit par 45 années de militantisme associatif, par la richesse apportée par chaque acteur de la société qui s’interroge, agit et partage.

Dans ce futur, la compréhension du monde numérique et de son fonctionnement est un principe fondamental. La société numérique est un espace de droit où les règles et le droit s’appliquent.

 

Nous prenons conscience des impacts de nos liens numériques à tous les niveaux.

 

L’école est toujours là, accueillante, plus ouverte.  Elle est garante de l’aventure collective et de l’élaboration des savoirs nécessaires à notre vie en harmonie avec nos environnements. Elle est aussi un jardin, un théâtre, un média, un lieu de recherche et de création, un lieu où les enfants, les étudiants, où les enseignants, les médiateurs culturels et numériques, où les parents sont acteurs.

 

Nous avons pris en compte pour l’école, le temps social, les usages et les pratiques. Les temps, les espaces, les manières d’apprendre et d’évaluer, l’accès aux ressources et les contenus en sont modifiés. Les partenaires culturels sportifs, animateurs et médiateurs numériques sont intégrés pendant le temps scolaire ce qui libère du temps pour la formation continue et l’élaboration de projets, et donne aux enfants l’accès à toutes les formes d’éducation et de culture d’une manière plus égalitaire.

 

Nous prenons en compte les compétences comportementales et personnelles : l’aptitude au travail en équipe, la capacité d’écoute des autres, l’esprit critique, le sens de l’organisation, savoir s’exprimer, avoir l’esprit de recherche, le sens de l’organisation… »

 

Le numérique peut agir comme un outil de rattrapage, sans certification scolaire et permet à chacun d'accéder à des savoirs experts.

 

Nous apprenons tout le temps…en différents lieux, synchrones, asynchrones, avec différents supports et outils, du stylo à l’environnement de réalité virtuelle ou du métavers pourquoi pas et le temps de formation est accru pour tous.

 

Quant à l’intelligence artificielle, elle joue désormais un rôle majeur dans le développement de l’écosystème numérique

 

Je cite à ce propos quelques sources qui nous permettent d’imaginer un futur possible. …(Educavox : une mine !)(1)

Franc Morandi, Professeur émérite de l'université de Bordeaux, qui a écrit un article publié très récemment sur Educavox : Intelligence artificielle et éducation : Entre mythes et réalités

« L’IA n’est pas seulement un objet technique, c’est un sujet d’interrogation sur les possibles, portés autant par notre regard que par ses réalisations. La figure, entre promesses et incertitude, est paradoxale et soumise à débat.

Son apport en éducation, celui que nous pouvons anticiper, relève de l’intégration dans les manières d’apprendre, de la part des agents intelligents dans la société numérique. Il s'agit d’apprendre à l’IA, et de construire nos usages de « l’intelligence auxiliaire » : le risque serait le désengagement de notre propre intelligence.

Joël de Rosnay : l’IA devrait être renommée « intelligence auxiliaire », contributive à l’augmentation de notre propre intelligence (2014) :

« Toutes les formations, qu’il s’agisse de formation initiale ou de formation professionnelle, tendent vers cela : un environnement qui favorise le lien social, le lien humain, la coéducation, le partage d’informations, les corrélations, les connexions, tout cela grâce à l’intelligence auxiliaire sur du big data. ». 

Que l’on soit professeur, chercheur, journaliste ou formateur, on travaille toujours à partir de big data, c’est-à-dire d’informations, de bibliographie, de flashs de presse, d’articles. Tout cela doit être compulsé pour faire des corrélations, des connexions, et ainsi enseigner ou informer de manière synthétique ».

Pour lui, l’environnement numérique est constitué « d’objets interactifs pro-actifs accessibles en temps réel » à disposition pour entreprendre : ils sont un moteur pour l’innovation et la créativité.

Je conclurai avec ses paroles encore, relevées dans un interview pour «  Changer d’ère » :

"Au-delà de la prévision sociologique ou industrielle du futur, il faut viser un futur positif, accueillant, qui ne soit pas un futur déterminé mais un scénario à explorer. Voilà pourquoi j’utilise cette formule : réinventer le futur.

"Pour réenchanter le monde, et donc réenchanter le futur, il faut réunir deux éléments principaux : l'émotion et la sagesse.

L'émotion, parce que la raison ne suffit pas. Il faut susciter l’adhésion à ce futur, donner envie à tous, notamment aux enfants d'y participer.

La sagesse, parce qu'on ne peut pas faire n'importe quoi. Agir sur les choses implique de tenir compte des contraintes et de savoir s’y adapter, de les exploiter de façon positive. Il est inutile de lutter contre les obstacles ou les éléments que vous ne maîtrisez pas.

Comme en surf, il faut utiliser la vague, en faire un atout. C'est ça la sagesse."

Voilà ce qui pourrait prévaloir à la conception d’un futur possible, en 2100…

(1) Intelligence artificielle

Dernière modification le dimanche, 11 décembre 2022
Laurissergues Michelle

Présidente et fondatrice de l’An@é, co-fondatrice d'Educavox et responsable éditoriale.